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Petits écrits de la Main Gauche
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Samedi 18 novembre 2023 :

PUBLICATION DU TOME 1 DE CAUGHT IN THE MIDDLE LE 18 NOVEMBRE 2023
Pour s'y retrouver avant la lecture : Avant-Propos The Legend Of Zelda

- Caught in the Middle (fanfiction du jeu Zelda Breath of the Wild) =>
T2 achevé ; T3 en cours d'écriture.

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13 mai 2015

C'est moi, Julia - Chapitre 24

Sous la pluie battante, je roulais doucement dans la ruelle bien éclairée. Le ciel était sombre et déversait ses lourds sanglots sur mon pare-brise sans discontinuité depuis une heure et demie. A travers les essuie-glaces grinçants, je tentai vainement de discerner les numéros de la rue, mon GPS ayant décidé que je conduisais en plein champ.

Depuis ma rencontre avec Morgane en début de semaine, mon téléphone était resté désespérément silencieux. Je m’étais efforcée de ne pas faire le premier pas vers elle, même si l’absence de nouvelles créait une poigne prégnante sur mon cœur engourdi. J’avais décidé que soit elle revenait vers moi, soit je la reverrai en ayant toutes les clés pour la faire revenir. Morgane était là, quelque part, je le savais. Enfermée dans une turpitude inconnue, mais je la retrouverais.

C’est dans cet état d’esprit que j’avais appelé cette fameuse Mme Berthaux. J’avais été surprise par la voix jeune et enjouée qui m’avait répondue. J’avais longtemps tergiversé sur la manière de me présenter, ainsi que ma requête. Après diverses hésitations, j’avais opté pour la franchise, et croisé les doigts. Peu m’importais si je devais harceler, supplier et cirer les chaussures de cette femme pour atteindre mon but.

Mais rien de tout ceci ne se passa. Au contraire, lorsque j’avais indiqué être la compagne de Morgane, un doux rire cristallin avait retenti dans mon oreille.

_ Morgane lesbienne ? Oh je sentais que cette petite était prometteuse ! J’aimerais voir la tête de ma vieille bique de sœur !

Après un moment de stupéfaction, j’avais renchainé sur « la vieille bique de sœur », sans m’appesantir sur les détails, et sur le comportement de Morgane. Lorsque j’eus terminé, Mme Berthaux, enfin Lisiane comme elle me l’avait précisé puisque je faisais partie de la famille, m’avait invitée sans plus de cérémonie chez elle le samedi suivant.

C’est ainsi qu’après une succession de demi-tour et ma résignation à chercher ce fichu numéro 10 à pied sous la pluie battante, je me trouvai sur le seuil d’une petite maisonnette des plus classiques au jardin bien entretenu. J’appuyais sur la sonnette avec une légère appréhension, encore incertaine de la personne que j’allais rencontrer.

La femme d’une cinquantaine d’années qui m’ouvrit portait encore les vestiges de son visage passé. Les contours ronds avaient demeurés, ainsi que l’éclat des yeux. Un peu en surpoids, elle était la représentation type de la bonne vivante qui profite sans se soucier des qu’en dira-t-on. Ses petites lunettes encadraient des yeux marron pétillants. Ses longs cheveux gris étaient rassemblés en un chignon désordonné qui accentuait son aspect malicieux et insouciant, et les rides gravées sur son visage étaient davantage celles du rire que celles de la sévérité.

_ Julia ! Quel temps déplorable, vous ne trouvez pas ? Vous êtes trempée comme une soupe, entrez donc, j’ai préparé du thé et le feu vous attend dans la cheminé.

Elle se détourna de suite, laissant la porte ouverte, m’invitant ainsi à entrer et à me mettre à l’aise. Son ton amical, familier, n’était en fin de compte pas si rassurant, plutôt extrêmement surprenant. Surtout quand on connaissait la sœur de cette femme. Avec la sensation de me trouver dans un univers parallèle, j’entrai et fermai la porte derrière moi. Je demeurai cependant sur le tapis à l’entrée, n’osant dégouliner sur le parquet ciré. Lisiane, il fallait que je m’habitue à l’appeler ainsi, continuait sa logorrhée, en me regardant de haut en bas, le sourire aux lèvres.

_ Mais vous êtes une femme magnifique, Morgane a des goûts exquis ! Cette chère petite, si vous étiez la première, pas étonnant qu’elle soit devenue accro à la féminité après avoir parcouru un corps aussi sublime ! Quelle sacrée petite coquine !

Elle ricana en écartant les pans de ma veste pour mieux m’observer. Pour ma part, le rouge me montait sérieusement aux joues. Je me demandai néanmoins comment cette femme pouvait me trouver « sublime » alors que je n’étais rien de plus en cet instant qu’un assemblage de chair glacée trempée jusqu’aux os, avec des brins de pailles roux dégoulinants sur la tête.

_ Mais ne rougissez donc pas, petite prude ! Même une vieille dame sait reconnaitre la beauté quand elle la voit. Ah, ces jeunes, si modestes… Mais déshabillez-vous donc, empotée, et mettez ces chaussons ! Pas de salamalecs chez moi. Je vais ramener le thé. Installez-vous près du feu les pieds sur la table basse si vous le souhaitez !

_ Heu, bien Madame…

_ Lisiane ! cria-t-elle d’un ton péremptoire depuis sa cuisine.

Un peu estomaquée, je me séparai donc de ma veste que j’accrochais sur le portant à côté de l’entrée, et savourai la douce sensation des chaussons épais et duveteux autour de mes pieds glacées. Une fois installée dans le salon, sans les pieds sur la table basse malgré les recommandations de mon hôte, je laissai mon regard errer sur la demeure.

La porte d’entrée en bois donnait directement sur un petit salon encombré mais chaleureux. Tous les murs étaient occupés par des bibliothèques gigantesques où s’alignaient quantités de livres divers et variés sans ordre précis à première vue. Leur nombre était si conséquent que les étagères avaient rejeté leur surplus en tours de Pise éparses sur le sol. Les seuls morceaux de tapisseries qui apparaissaient encore étaient envahis de cartes géographiques anciennes et de photos en noirs et blancs de visages, de villes. Je m’arrêtai pendant une minute sur une reproduction grand format de l’embarquement du Titanic, la seule reconnaissable pour mes maigres connaissances. Les meubles étaient anciens mais bien entretenus, leur splendide bois ciré et excellemment travaillé prônant solidité et valeur.

Mon hôte revint d’un petit pas pressé, et je remarquai sa taille similaire à celle de Morgane. Je me surpris à espérer que ma petite brune ait hérité de cette même attitude si déstabilisante mais si enjouée, quelque part en elle. Et qu’arrivée à cet âge, elle ressemble à sa tante, et que je sois là pour me gaver de cette joie de vivre intarissable. Je poussai un petit soupir mélancolique avant d’écarter ces pensées déprimantes.

Lisiane s’installa sans la moindre grâce dans les profondeurs de son canapé en cuir, puis versa le thé dans le service bon marché posé sur la table. J’étais stupéfaite par la modestie de l’habitat et de ses éléments, vu ce que je connaissais du milieu dont Morgane était issue.

_ Voici un petit assemblage de mon cru très parfumé et qui ragaillardit sans faute, ma chère Julia ! Vous m’en direz des nouvelles !

Je hochai la tête et trempai les lèvres. Le liquide ambré n’était pas brulant et son arôme était envoûtant. J’avalai une première gorgée, en confiance, et commençai tout juste à apprécier la chaleur du thé descendant dans mon corps glacé quand la brulure se répandit dans ma gorge. Les larmes me montèrent aux yeux et je reposai vivement ma tasse, tentant de récupérer ma voix disparue sous l’assaut de l’alcool. Je jetai un regard surpris à mon hôte qui explosa du même rire cristallin qu’au téléphone.

_ Et bien quoi, petite citadine, vous n’êtes pas habituée aux arrangements de thé à l’eau de vie de campagne ? Il faut savourer par petites gorgées et ne pas avaler ça comme du jus de fraises ! Il faut sortir de son immeuble ma chère, vous ratez bien des choses. Qu’en pensez-vous, ça réchauffe n’est-ce pas ?

_ Ça c’est sûr, on peut pas être plus réchauffée. Mais c’est délicieux, fis-je dans un demi-sourire, la voix complètement enrouée, me raclant vainement la gorge pour récupérer l’usage de mes cordes vocales en pleine combustion.

_ Je sens que vous allez m’amuser, chère enfant ! continua-t-elle dans un petit rire.

Elle avala une gorgée de son thé particulier et ferma les yeux pour en savourer l’effet. Lorsqu’elle les rouvrit et les posa sur moi, ils s’étaient assombris et son visage était des plus sérieux.

_ Je sais que vous êtes venue pour parler sérieusement des problèmes de ma filleule, mais avant, faisons connaissance, que je sache un peu à qui j’ai affaire. Je n’ai pas l’intention de livrer les secrets de Morgane à une péronnelle inconsciente. Ma nièce ne donne sa confiance qu’à des gens qui le méritent, et ils sont peu nombreux, mais je tiens à me faire ma propre opinion.

Je hochai la tête.

_ C’est tout à fait normal. Mais je ne souhaite pas que vous me dévoiliez les secrets de Morgane. Je veux juste comprendre son attitude actuelle et savoir comment je pourrais l’aider.

Mon hôte haussa des épaules en lâchant une petite onomatopée de dérision.

_ L’un ne va pas sans l’autre, petite idiote, c’est évident. Ne donnez pas d’avis sur quelque chose dont vous ne connaissez pas la teneur enfin. Si Morgane vous a donné mon numéro, c’est justement pour que je vous raconte ce qu’elle n’a pas pu ou su vous dire.  Je pensais que vous la connaissiez mieux que ça !

_ Je crois que Morgane ne m’a montré encore que certaines facettes d’elle, pas toutes. Je ne souhaite que les connaitre, je vous assure.

Lisiane poussa un soupir satisfait, et s’enfonça dans son fauteuil, la tasse à la main.

_ A la réflexion, c’est du Morgane tout craché… Très bien ! Alors commençons… comment vous êtes-vous rencontrées et comment avez-vous finies par faire des galipettes dans un lit ?

Je sentis à nouveau le rouge envahir mes joues en même temps qu’un sourire apparaissait sur mes lèvres. Cette femme n’allait pas me faciliter la tâche, il semblerait qu’elle ne possédait ni la notion de l’intimité ni du politiquement correct.

Mais malgré cela, je l’aimais bien.  

Mon interrogatoire dura près de deux heures pendant lesquels la pluie redoublait d’intensité et le ciel s’assombrissait à vue d’œil. Cependant, je notai à peine les modifications météorologiques inquiétantes tant la discussion avec cette femme était envoûtante. Plus le temps passait, et plus je me détendais dans cette maison qui ressemblait davantage à une bibliothèque qu’à autre chose. L’ingurgitation du thé particulier devait par ailleurs y avoir un certain rôle.

Lisiane m’interrogeait sans délicatesse, posant des questions précises et ne s’embarrassant pas de convenances. Cependant, elle adoptait une attitude d’écoute avide, comme si elle dévorait les pages d’une autobiographie, me rendant propice à l’échange. Elle ponctuait mes réponses où mes moments d’embarras par des remarques légères et parfois très crues qui avaient le pouvoir de me détendre instantanément, me laissant envahir par un rire venu du fond du cœur.

Cependant, une pointe de mélancolie avait tendance à me submerger par moment. Je reconnaissais en cette femme quelques attitudes spontanées et joueuses de Morgane dans nos instants les plus complices. Seulement, contrairement à sa marraine, les joues de ma petite brune s’empourpraient lorsqu’elle s’apercevait de ce qu’elle suggérait, la rendant plus adorable que jamais. Je me surprenais à me laisser envahir par des souvenirs que je bloquais depuis notre séparation, avec nostalgie. Lisiane faisait alors tout de même preuve de délicatesse en me laissant le temps de réintégrer le temps présent avant de me lancer une remarque d’un humour bien trempé.

J’ignorais à quel moment elle s’était mise à me tutoyer, mais cela ne me dérangeait aucunement. Je demeurai pour ma part dans le vouvoiement, parce que cela me semblait normal. Je respectai beaucoup et j’appréciai cette femme, qui en fait, était l’opposé total de sa sœur. Lorsque nous abordâmes ce sujet, que je détaillai les différentes attaques de ma « belle-mère », je vis clairement le changement d’attitude de mon interlocutrice, qui écouta sans ciller l’intégralité de l’histoire jusqu’à mon arrivée sur le pas de sa porte. Lorsque j’eus fini, son visage était grave et elle garda le silence quelques temps, contemplant le feu. A son exemple, je lui laissai le temps de la réflexion, et prit conscience de mon regret poignant, de faire la connaissance de cette femme en dehors de la présence de Morgane. J’aurai tant voulu qu’elle soit à mes côtés, et que je la voie rougir face aux anecdotes croustillantes de son enfance livrées par sa tante. Découvrir cette part d’elle, avec elle. Je sursautai lorsque la voix de Lisiane s’éleva doucement, sourde, contenant une pointe de mélancolie et de douleur.

_ Je vois que ma sœur n’a guère changé toutes ces années. Je ne l’ai pas revue depuis près de 10 ans. Elle, ainsi que Morgane.

Je redressai la tête, surprise.

_ Vous n’avez aucun contact avec elle depuis 10 ans ?

Dans un soupir, laissant son regard fixé sur le feu, Lisiane secoua la tête à la négative en portant sa tasse à ses lèvres.

_ Non. Mais nous nous sommes rappelées pour la première fois il y a quelques années déjà. Nous ignorions quoi nous dire. Ça n’a pas duré. Mais je peux t’assurer que cette petite rebelle me manque.

Je fronçai les sourcils. Morgane m’envoyait vers cette femme pour qu’elle m’explique les raisons de son comportement actuel. Celle-ci m’avait accueillie comme une vieille amie, parlait de Morgane avec une profonde affection, dans une succession de remarques indiquant qu’elle la connaissait mieux que quiconque. Et pourtant, elles ne s’étaient pas vues depuis 10 ans ? En habitant à une heure et demie l’une de l’autre ? Cela dit, c’était une bonne explication au silence de Morgane sur sa marraine.  

Ma stupéfaction dû cependant se lire aisément sur mon visage, car Lisiane émit un léger rire sans joie lorsqu’elle me jeta un coup d’œil. L’instant d’après, ses yeux étaient à nouveau rivés sur les flammes chatoyantes que je voyais danser dans ses iris sombres.

_ Tu n’y comprends rien, c’est normal.

Elle poussa un profond soupir avant de me regarder, se forçant à dresser un sourire sur ses fines lèvres flétries.

_ Saches que tu as passé le test avec brio, chère enfant. Le parcours que vous avez ensemble, toi et Morgane, est assez probant pour voir que tu n’es pas une petite sotte sans cervelle et que tu tiens réellement à elle. Je comprends aisément pourquoi ma petite nièce a fondu pour les yeux de cette belle et solide rousse plantée sur le pas de ma porte il y a quelques heures !

Je laissai un léger sourire flotter sur mon visage, commençant à m’habituer à la vision que cette femme avait de moi. Belle et solide… Je prenais conscience que cela, c’était à Morgane que je le devais, et à personne d’autre. Lorsque nous nous étions rencontrées, et même à l’époque de Perrine, haïe soit son nom, je n’étais qu’une post-ado mal dégrossie. Je savais, à l’époque, que l’adjectif que l’on m’attribuait était davantage « bonne » que belle. Je préférais le prendre avec flatterie, mais ça n’en était pas vraiment. Aujourd’hui, même une femme avec la culture et la connaissance de Lisiane, me voyait comme une personne belle et forte. Une adulte, qui a su tracer son chemin de vie, l’assume, prend ses responsabilités et qui avait conscience de son physique sans trop en jouer. Tout cela, maintenant, c’était moi, aujourd’hui. En apparence toujours.

Mon amour, je te dois tant. Reviens-moi.

Je sursautai lorsque Lisiane interrompit le cours de mes pensées d’un murmure timide. Comme si ce qu’elle allait dire n’était pas très bien vu, qu’elle n’en avait pas vraiment le droit.

_ Est-ce que tu as une photo de ma nièce s’il te plait ? J’aimerais voir à quoi elle ressemble aujourd’hui. Quelle femme elle est devenue. Et Amélie ? A quoi ressemble-t-elle ?

Je saisis mon portefeuille dans mon sac, où une photographie avait pris place quelques mois auparavant. Morgane et Amélie n’avaient pas encore emménagé chez moi à cette époque. C’était encore la période où nous ne passions que quelques après-midis ensemble, Morgane et moi en tant « qu’amies ». Lorsque j’avais aperçu le rendu de cette prise sur l’écran de mon ordinateur, je l’avais imprimée pour l’offrir à ma petite brune et à sa nièce, et en fin de compte, elle n’avait jamais quitté mon portefeuille où je l’avais mise pour la leur remettre.

Sur le papier glacé, Amélie était juchée sur le dos de Morgane et l’objectif était centré sur leurs visages. Toutes deux se regardaient avec amusement et adoration, les cheveux dans le vent, un sourire resplendissant sur les lèvres. Ma petite brune affichait un tel bonheur pur, une telle insouciance. On voyait en elle, la petite fille qu’elle avait été, et qui restait cachée, quelque part en elle, à l’abri des turpitudes de la réalité. Elle seule y avait accès, elle seule pouvait la libérer si elle le souhaitait. Ce qui était très rare, donc encore plus difficile à capturer.

Lisiane, en saisissant la photographie, s’enfonça dans le canapé, et posa une main tremblante sur sa bouche en la fixant.

_ Elles sont magnifiques. Morgane est devenue une femme splendide.

J’affichai un petit sourire, et, je l’avouais, ressentis une petite pointe de fierté.

_ Je ne vous le fais pas dire.

Elle me lança un petit regard amusé, puis nous nous enfonçâmes toutes les deux dans un silence lourd de regrets pendant quelques instants. Sans prévenir, pour la première fois depuis deux semaines maintenant, une larme s’échappa de mes yeux pour dévaler sur ma joue. Je l’essuyai rapidement, continuant à fixer le feu pour éviter que Lisiane s’aperçoive de ma faiblesse. Morgane et Amélie me manquaient plus que je n’osais le prendre en compte. Je m’étais efforcée d’étouffer ce vide béant en m’occupant l’esprit, en tentant d’agir. Mais il était bien là, et lorsque Lisiane posa une main délicate sur mon épaule, je ne pus, à ce moment-là, le retenir de m’envahir.  

Tout s’imposa à moi dans une cruelle réalité. L’absence cuisante de Morgane et d’Amélie. Ma dernière accroche à mon passé, Marie, faible et unique lueur dans ce trou noir. Tous mes anciens amis que j’avais au fur et à mesure perdu de vue, ne me retrouvant plus dans leurs bouderies adolescentes et dans leurs amusements alcoolisés et sexualisés. Je m’apercevais combien ma vie s’était centrée sur Morgane ces dernières années, et le vide qu’elle laissait derrière elle.

J’eus mal, affreusement mal. Mal de solitude, mal d’isolement, mais plus que tout mal d’elles. Je retins, envers et contre tout, les sanglots qui montaient des tréfonds de mon âme égarée, me faisant trembler. La main de Lisiane, posée sur mon épaule, raffermit sa prise dans un mouvement de compassion.

_ Je sais que tu parviendras à sortir Morgane de ce bourbier, et qu’elle te reviendra avec Amélie.

Je hochai la tête faiblement, n’intégrant qu’à moitié le sens de ses paroles, mais cela m’importait peu dans l’immédiat. Je m’excusai auprès d’elle en me levant. Elle acquiesça délicatement, comprenant probablement mon besoin d’isolement momentané. Je revêtis ma veste, sortis sous le porche, et m’allumai une cigarette.

J’inspirai goulument la nicotine, y quêtant un réconfort incertain. L’air frais permit d’apaiser mes tourments au fur et à mesure, puis mon esprit demeura vide et las. Je regardai sans réellement les voir cette pluie qui s’acharnait à inonder notre pittoresque petit monde dont nous sommes si fiers et ce vent qui tentait vaille que vaille de détruire nos bâtisses lugubres.

Une envie brutale et irrésistible m’étreignit sans coup férir, et sans même prendre le temps de réfléchir ou de tenter de résister, j’envoyais un message à ma petite brune. Un message court et peu original ma foi, un message qui n’appelait pas forcément à une réponse, mais qui résumait la seule chose qui importait à mon cœur.

Tu me manques.

Lorsque je revins dans la maison, Lisiane était toujours assise dans le canapé. Elle contemplait pensivement la photographie de Morgane et d’Amélie, caressant du bout de ses doigts tremblants et ridés le visage de mon amante. Elle ne redressa même pas la tête au bruit de la porte qui se ferme, ni même lorsque je repris ma place dans le fauteuil jouxtant la cheminée où le feu ronronnait toujours paisiblement. Je pus ainsi observer durant un temps le regard mélancolique de mon hôte. En cet instant, elle me parut vieille et lasse, accablée par l’absence d’une personne chère à son cœur et probablement par un passé qui m’était inconnu. Elle portait le poids des ans sur ses épaules comme un bagnard trainait son boulet, la cheville endolorie.

_ Gardez cette photo, je peux aisément la réimprimer si je le souhaite.

Elle redressa doucement la tête, affichant un petit sourire las, me regardant avec une douce chaleur dans les yeux.

_ Merci Julia.

Elle se leva lentement, le dos vouté, et installa la photographie sur le montant de la cheminée, en son centre. Elle resta encore un instant à la détailler, comme s’il lui était difficile d’en détacher le regard. Elle finit tout de même par se détourner en un soupir et reprendre sa place calmement.

_ Je pense qu’il est grand temps d’aborder l’objet de ta visite. Mais avant, sache que vu l’heure et vu le temps déplorable, tu vas dormir ici. Si tu as quelqu’un à prévenir…

_ Merci mais je ne…

_ Ce n’est pas négociable, fit-elle d’un ton sans réplique. Cette discussion demande du temps, de la concentration, et que nous n’ayons pas d’obligations après. Et je refuse de te laisser faire une heure et demie de route sous ce déluge en pleine nuit.

J’allais à nouveau protester lorsqu’elle leva la main pour m’en empêcher, esquissant un sourire un peu penaud.

_ Cela fait longtemps que je n’ai plus de contact avec ma famille, que je n’en parle plus. Cela me fait du bien d’accueillir quelqu’un chez moi qui les connaissent, qui me donne la sensation de les retrouver, de leur parler, surtout Morgane, par procuration.

Je gardai le silence un instant, touchée par la confession à mi-mot de mon hôte. Je hochai la tête positivement, acceptant ainsi son invitation en silence. J’envoyai rapidement un message à Marie pour la prévenir et me réinstalla confortablement dans mon fauteuil, avec un mélange d’appréhension et d’impatience.

_ Je vais commander des pizzas, je ne suis pas une grande cuisinière et je n’avais rien prévu. Ca t’ira ?

J’ouvris de grands yeux, ne m’attendant certainement pas à partager une livraison de pizzas avec une femme de cinquante ans. Les préjugés, des fois… Lisiane éclata de son rire cristallin devant mon air ahuri.

_ Et bien quoi ? Arrivé à un certain âge, il est interdit de se faire livrer des pizzas ?

_ Non, non, désolée. Pizza ce sera très bien.

J’aimais vraiment beaucoup cette femme.

Une fois le coup de fil passé, Lisiane nous servit gracieusement deux verres de vin en laissant la bouteille à disposition sur la table. Je savais par avance que je me garderai bien de me resservir, le thé particulier étant encore bien présent dans mes veines.

C’est alors que Lisiane commença le récit d’une enfance qui n’était pas la sienne, le récit d’une vie qu’elle avait croisée avant de la perdre sans avoir pu l’en empêcher. De plusieurs vies.

Elle commença par me raconter la relation qu’elle partageait avec sa sœur. Denise Perrière, à l’époque Denise Berthaux, était issue d’un couple d’enseignants fonctionnaires qui s’étaient aimés de la passion la plus pure, de celle qui n’existe que dans les livres. Lisiane me les décrivit dans les moindres détails, des étoiles plein les yeux, perdue dans ses souvenirs d’enfance. Elle évoquait avec nostalgie des souvenirs où ses parents s’amusaient comme des enfants, s’étreignaient comme des adolescents, peu soucieux des regards et du temps, unis dans leurs cœurs et dans leurs âmes. Son père n’avait jamais cessé d’amuser sa mère, sa mère n’avait jamais cessé de prendre soin de son père. Tous deux se complétaient et s’acceptaient dans une parfaite harmonie. D’un commun accord, ils avaient toujours tout deux exercés, en faisant quelque peu un couple d’avant-garde pour l’époque. Lisiane me confia qu’elle devait sûrement enjoliver l’histoire d’amour de ses parents, mais que son âme d’enfant l’avait vécu ainsi, et qu’elle ne voyait pas l’intérêt de salir cette belle image d’une famille où l’amour n’est pas qu’un idéal.

Ils n’avaient d’yeux que pour leurs chères et tendres filles. Ils prônaient la glorification du savoir et de la culture, et en ont abreuvé leurs enfants comme à une fontaine de jouvence : théâtre, littérature, musées, voyages à travers le monde... Un peu bobo sur les bords, exécutant au pied de la lettre les conseils de Mme Dolto, cela avait créé deux êtres extrêmes et différents. Lisiane, ne vivait que pour ses livres et l’acquisition d’un savoir toujours plus grand, délaissant l’ascenseur social et le lien avec le monde extérieur. Denise, elle, considérait qu’elle avait acquis le savoir nécessaire pour pouvoir trouver un mari riche mais soumis, lui permettant ainsi d’accéder aux plus hautes sphères. Pour cela, elle avait ardemment étudié les profils des Fils De de la région, fixant sa cible sur le gentil et doux héritier de la fortune des Perrière, qu’elle avait séduit et épousé en une année.

Lisiane chérissait les souvenirs d’enfance qu’elle partageait avec sa sœur aînée, mais méprisait clairement la femme qu’elle était devenue au fil des ans : égoïste, opportuniste, hautaine. Leurs parents étant décédés dans un accident de voiture peu de temps après le mariage de Denise, Lisiane avait choisi de supporter le caractère psychorigide de sa sœur afin de préserver les vestiges de la famille qu’ils avaient été. En souvenir de ces parents qui lui avaient tant apporté, malgré leur douce folie digne des plus grands soixante-huitards.

J’écoutai la logorrhée de Lisiane sans broncher, transportée par la chaleur de sa voix profonde, qu’une de mes pensées égarées compara à celle de Line Renault. Je m’abreuvai à cette source inespérée des origines de Morgane, de sa famille, de son milieu et bientôt probablement de son enfance. Jamais elle ne m’avait donné accès à tout cela, et peut être même n’avait-elle pas eu elle-même connaissance de cette origine modeste si méprisée par sa mère. Dans la voix rauque de Lisiane, l’émotion transperçait, la nostalgie des doux moments de son enfance, la tristesse de la perte de sa famille.

Car c’est ainsi qu’elle l’avait vécu. La mort de ses parents, n’avait pas rapproché les deux sœurs. Denise, auparavant reprise dans ses folies égocentriques par une mère qu’elle respectait malgré tout, était libérée. Elle donna libre court à ses exactions de fille de noblesse, paradant dans son statut de Mme Perrière comme le ferait un coq dans sa basse-cour. Elle exécrait ses origines modestes et tentait vaille que vaille de les faire oublier au reste du monde, se présentant à l’enterrement de ses parents dans une tenue de grand couturier, et refusant par la suite de rencontrer sa sœur dans des lieux publics.

Denise Berthaux était définitivement morte, en même temps qu’elle avait enterré ses parents.

Malgré ce dénigrement hautain de tout ce qu’elles avaient partagé, Lisiane s’efforça de maintenir des liens réguliers et cordiaux avec sa sœur. Selon elle, Denise souffrait probablement de l’amour trop présent entre ses parents, d’un fort sentiment de mise à l’écart, d’être de trop dans l’équation. Cette vie qu’elle s’était créée, avait été sa façon de devenir le centre d’intérêt de tous, et d’obtenir la possibilité et le quasi-droit, d’en écarter ses parents.

Mais l’équilibre précaire de la situation fut bouleversé lorsque Denise mis au monde une petite fille, appelée Morgane.

Passionnée.

C’est moi. Julia.

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Commentaires
E
J’adore la tante, elle m’a fait rire !! Impatiente de lire la suite
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P
Suite touchante, où l'on va pouvoir comprendre l'attitude de Morgane.<br /> <br /> La tante est marrante, coquine aussi par ses insinuations. <br /> <br /> Ça fait du bien de relire tous ces chapitres.
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