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Petits écrits de la Main Gauche
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Samedi 18 novembre 2023 :

PUBLICATION DU TOME 1 DE CAUGHT IN THE MIDDLE LE 18 NOVEMBRE 2023
Pour s'y retrouver avant la lecture : Avant-Propos The Legend Of Zelda

- Caught in the Middle (fanfiction du jeu Zelda Breath of the Wild) =>
T2 achevé ; T3 en cours d'écriture.

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12 juin 2015

C'est moi, Julia - Chapitre 32

Je fus réveillée par les picotements du soleil sur ma peau. Désorientée, je mis du temps à ouvrir les yeux et à me souvenir de l’endroit où je me trouvais. Mon cerveau encore endormi demandait instamment un moment non négligeable de préchauffage.

Je poussai un profond soupir en m’allongeant sur le dos, le bras sur les yeux. Plus mon corps s’éveillait et plus je sentais des courbatures diffuses à divers endroits : la nuque, le dos, les genoux, les épaules… Les douleurs caractéristiques d’une nuit dans un sofa.

Je jetai un œil à ma montre et les aiguilles indiquant 8h30 me firent grogner. Quatre heures de sommeil, un record… Encore plus démotivée, je reposai mollement mon bras sur mes yeux, souhaitant sentir un nouvel assaut de sommeil m’engourdir.

Je réalisai cependant rapidement que c’était peine perdu, au vu des souvenirs de la nuit qui m’assaillaient. J’avais veillé jusque tard, laissant des pensées peu ordonnées et complètement improductives m’envahir au sujet de Morgane. Celle-ci s’était d’ailleurs à plusieurs reprises manifestée par des gémissements et autres bruits inquiétants durant la nuit. Une main sur son épaule et quelques mots doux suffisaient à l’apaiser sans qu’elle se réveille. J’avais beau l’aimer et la comprendre, le cinquième cauchemar à trois heures du matin avait commencé à me taper sur les nerfs. J’avais fini par m’assoupir dans le canapé, après une énième cigarette accompagnant mes pensées désorganisées.

Abandonnant l’espoir d’un sommeil réparateur au vu de mon activité neuronale, je me levai en grimaçant sous les courbatures. Je me sentais comme une boule compacte de pâte sablé que le rouleau s’acharnait à vouloir étaler sans qu’elle se disloque. Une fois debout, je m’étirai tel un chat pour activer mes muscles endoloris, remuant la tête dans tous les sens, tentant d’activer la liaison entre mon cerveau en chef et mes membres troupiers. Parce qu’à mon sens, pas sûr que tous les ordres soient transmis jusqu’aux doigts de pied. La preuve, l’information « vessie pleine » qui ne manquait jamais d’arriver au poste de commandement à mon éveil, n’avait toujours pas été envoyée.

Un peu désengourdie, je m’avançais tout de même vers les toilettes, décidant de prendre de l’avance sur ce commandant peu efficace, lorsque qu’une vive douleur se répandit dans mon petit orteil, achevant de me réveiller. Ce mini doigt ridicule, totalement inutile vous en conviendrez, ayant comme unique but d’être le cinquième mousquetaire – avouez que quatre orteils feraient disgracieux– donc ce truc minuscule et superflu a, reconnaissez-le, une capacité de douleur impressionnante. Tellement disproportionnée à sa taille qu’il est à se demander si son rôle n’est pas justement de rencontrer tous les coins de meubles et de portes de notre environnement uniquement pour que l’on souffre mortellement, que l’on grimace à graver de nouvelles rides incongrues sur notre visage, et qu’enfin on révise intégralement à l’endroit et à l’envers notre dictionnaire des mots les plus orduriers.

 Je regardais avec rage cette fichue table basse qui avait trouvé amusant de se jeter sur mon passage dès le réveil, et me redressais fièrement, me déplaçant en boitant au minimum. Mon orgueil déplacé du matin me poussait à prouver à ce fichu trouffion ridicule de petit orteil qu’il ne me ferait pas fléchir, et je tentais d’ignorer la douleur. Je poussai tout de même un soupir de soulagement en arrivant aux toilettes, n’ayant plus à marcher. Également parce qu’entre temps, le message émanant de ma vessie avait eu le temps de parvenir à mon cerveau.

Après cet instant peu honorable, je me dirigeai vers la salle de bain pour prendre une douche. Je m’observai dans le miroir, détaillant les cheveux hirsutes, les vêtements froissés pendant la nuit, les marques laissées par les coussins sur mes joues pâles, les cernes sous les yeux, et la traînée blanchâtre, témoin et traître de ma bouche ouverte pendant la nuit. Je distinguais nettement l’aspect pâteux dans ma bouche et l’haleine de tabac froid qui y macérait. Je me sentais tendue, par ma nuit dans le canapé mais également par les épreuves de la veille. Une chose était certaine : une douche était plus que nécessaire pour essayer de redonner une prestance convenable à ce corps, à Mon corps, meurtri par les stigmates des dernières heures.

L’eau brulante sur ma peau eut un effet agréablement relaxant. Je restai ainsi plusieurs minutes, laissant les jets masser mes épaules pour les détendre, et la douce chaleur envahir mon corps.

Lorsque je ressortis, une brume épaisse avait envahi la salle de bain. J’essuyais lentement la buée formée sur le miroir, contemplant à nouveau mon trouble reflet, un peu moins disgracieux.

Je pensai alors que cela faisait bien longtemps que je n’avais pas pris soin de moi. Ces derniers temps, j’étais tellement préoccupée que j’effectuais mon rituel du matin comme un automate, sans y prêter attention. Aujourd’hui, c’était l’occasion de revenir dessus.

Au fur et à mesure des années, j’avais accepté que choisir la tenue qui me plaisait le plus et travailler au maquillage qui reflétait le mieux mon humeur était par moment un agréable passe-temps. A condition d’avoir le nécessaire pour ça bien sûr. Moi qui auparavant trouvais les filles qui passaient des heures devant un miroir d’une superficialité affolante, j’étais peu à peu revenue sur mes préjugés. C’était parfois très agréable de se regarder le matin dans la glace, et d’être fière ce que l’on voyait. De se trouver belle et heureuse dans la tenue du jour.

Je m’y attelais alors, prenant le temps de sélectionner les attributs qui me faisaient le plus envie, accordant le maquillage, effaçant et reprenant les traits de crayon noir ratés, équilibrant chaque côté, mettant en valeur ce qui le méritait, atténuant le disgracieux.  

Bref, je faisais du cache misère. Art dont j’étais passée maître au fur et à mesure des années, des nuits blanches et des inquiétudes diverses.

Lorsque j’eus fini, le résultat me satisfaisait amplement. La tunique rouge sang que je portais faisait ressortir le roux éclatant de mes cheveux qui tombaient en rigoles chatoyantes sur mes épaules. Mes yeux verts étaient cerclés de noirs, leur donnant un reflet sombre et pourtant faisant ressortir leur clarté. J’avais légèrement accentué la pâleur de ma peau pour contraster avec les couleurs sombres et vives de ma tenue et de mon maquillage. Mes bottes affirmaient l’aspect élancé de mes jambes et mon legging modelait ma chute de rein et mes cuisses.

Je savais que j’avais de la chance. Des cheveux naturellement roux comme les miens étaient rares, et leurs anglaises parfaites, bien que douloureusement difficiles à peigner, faisaient ressortir la finesse de mon visage. Leur couleur éclatante entrait en parfait contraste avec ma peau claire qui, chose exceptionnelle, étaient très peu décorée de tâches de rousseurs. J’avais modelé mon corps au fil des années pour qu’il ressemble à celui que je voulais avoir.

Sans fausse modestie aucune, j’avais un physique avantageux et surtout rare. Et j’avais appris à en tirer profit. J’avais bien sûr des choses à lui reprocher, mon impossibilité à bronzer, les coups de soleil récurrents, une peau très sensible et sèche, et bien sûr des rondeurs qui me déplaisaient. Mais parfois, il était bon de se dire que le corps que nous avons est celui qui nous convient et que nous l’aimons.

Ma première pensée en me voyant dans la glace, a été de me demander quelle serait la réaction de Morgane à son réveil en me voyant. Je m’interrogeais alors : était-ce réellement uniquement pour moi que je m’étais accoutrée de la sorte ? Ne voulais-je pas attirer le regard de Morgane et voir le désir assombrir ses yeux ? Probablement…

Cette tenue, finalement, je ne l’avais pas choisie au hasard. Non seulement je l’adorais, mais Morgane également. C’était elle qui m’avait offert cette tunique pour un de mes anniversaires. Et lorsque je l’avais essayée, elle m’avait murmuré que cette tenue me donnait une aura terriblement sensuelle et presque prédatrice. Et la suite de la soirée n’était pas pour les âmes prudes. Bien que n’ayant pas envie de trop y réfléchir, je savais que ce choix vestimentaire n’était pas innocent.

Quelques instants plus tard, j’étais en train de finir mon café du matin, une cigarette en main, lorsque j’entendis le bruit de la douche. Morgane était réveillée. Une drôle de sensation envahit mon cœur, impossible à définir. Envie de sourire, mélangée à de l’inquiétude…

J’entendis ses pas une demi-heure plus tard dans l’escalier. Au bruit, je sus qu’elle portait des talons. Je vis apparaitre ses fines jambes, enfermées dans des bottes, également. Puis peu à peu un voile noire et turquoise, que je reconnaitrais entre tous. Elle avait mis la robe qu’elle portait le jour de notre rencontre, il y avait tant de temps. Je lui avais dit un jour combien je la trouvais magnifique dedans, et terriblement désirable. La suite ne fut pas pour des esprits innocents non plus.

Coïncidence, idée inconsciente, message subliminal ? Qu’importe, nous avions toutes les deux revêtues la tenue préférée de l’autre. Etait-ce un moyen de montrer à l’autre combien nous étions inaccessibles ? Un appel à la tentation, à celle qui cèderait le plus vite ? Un jeu morbide de « désires ce que tu ne peux avoir » ? Ou qu’au contraire nous étions accessibles à l’autre ? Combien nous ne voulions pas nous perdre ? Un appel à la reconquête ? « Sens combien tu me désires et assouvis le » ?

Avec Morgane, tout était possible.

J’avais suivi du regard toute sa descente, savourant les courbes de son corps avec volupté, jusqu’à ce qu’elle s’arrête en bas des marches. Ses cheveux étaient relevés en un chignon désordonné qui lui donnait un air espiègle mais terriblement séduisant. Elle rangea une mèche derrière son oreille.

_ Salut, esquissa-t-elle en un sourire presque gêné.

Inconsciemment, je copiai sa mimique.

_ Bonjour…

Elle s’enfuit dès lors vers la cuisine. Je l’entendis se servir un café et le mettre à chauffer. Elle vint ensuite s’assoir face à moi dans le canapé, retrouvant nos positions initiales de la veille. Je l’observai remuer lentement sa cuillère, les yeux baissés, plongés dans la houle de sa boisson.

Au bout d’un moment silencieux, elle tendit le bras vers le paquet de cigarettes posé devant elle et s’en allumer une. Je la vis pousser un soupir de satisfaction, et j’esquissais un léger sourire.

_ Tu n’es pas censée être non fumeuse ? fis-je d’un ton léger.

Elle exhala sa fumée lentement.

_ J’en suis une, répondit-elle sans lever le regard.

Je tirai une bouffée, appréciant la sensation. Elle but une gorgée.

_ Quelle ironie de me l’affirmer cigarette à la main, continuai-je toujours d’un ton badin.

_ Tu sais combien j’aime ce genre de trait d’esprit…

Son ton demeurait calme, ni chaleureux ni froid. J’y décelai presque une légère teinte pince-sans-rire. C’était divinement appréciable.

_ Qui donc me disait que ce n’était qu’une pourriture âcre dont je m’emplissais les poumons ?

Elle haussa les épaules en tirant à nouveau sur sa cigarette.

_ J’affirme que c’est une saloperie. Mais je n’ai jamais nié son aspect déstressant et sa capacité à donner une certaine contenance en cas de besoin, finit-elle avec un léger sourire en me jetant un regard espiègle par-dessus ses cils.

Mon cœur eut un raté en apercevant la clarté de ses yeux. Son sourire s’y reflétait presque… presque…

_ Quand est-ce que tu as fumé pour la première fois ? Je te pensais totalement vierge de nicotine…

Je poursuivais cette discussion légère, y puisant des ressources d’apaisements non négligeables. Je voulais que cela dure…

_ Le jour de mon douzième anniversaire…  

Les circonstances dudit anniversaire me revinrent bien vite en mémoire. Je pouvais d’ores et déjà dire adieu à l’apaisement fugace de notre bref échange. Les images que mon esprit avait formées lors du récit de Lisiane m’assaillirent brièvement, et la poigne au cœur que je ressentis me fit frissonner.

_ Tu sais ce qu’il s’est passé ce jour-là.

Je levai mon regard vers elle et vit ses yeux d’acier braqués sur moi. Son ton ne dénotait aucune animosité. Et l’acier était liquide.

Je la fixai un moment. Elle n’avait manifestement rien raté de ma réaction, et j’ignorais quelles en seraient les conséquences. Lisiane m’avait bien recommandé de garder l’énurésie secrète, et je craignais de m’être dévoilée.

Morgane me fixait passivement, attendant que je réagisse. Sans le savoir, ou peut-être que si, elle nous avait remis sur les rails de notre discussion de la veille, en douceur. Je mesurai mes paroles.

_ Je n’en connais que les faits, et je ne peux qu’imaginer ce que tu as ressenti. Mais c’est totalement imparfait.

Elle écrasa sa cigarette, exhalant sa dernière bouffée.

_ Je me suis enfuie dans le jardin et Jo était derrière moi. Lorsque je me suis arrêtée, elle m’a rejoint et je suis longtemps restée dans ses bras. C’est juste après qu’elle m’a tendu son paquet de cigarettes. Je ne cautionne pas forcément son geste, ce n’était pas très sage de faire fumer sa sœur de douze ans. Mais dans ces circonstances, c’était le bienvenu…

Elle pouffa légèrement, presque tristement.

_ Ma première bouffée l’a beaucoup fait rire toujours, ça a bien détendu l’atmosphère…

Je compris sans souci ce qu’elle taisait. Elle s’était enfuie en pleurant, et elle avait trouvé le réconfort nécessaire auprès de sa grande sœur… Aujourd’hui décédée.

_ Elle te manque… murmurai-je, mi- affirmative, mi- interrogative.

Morgane se frotta le visage rapidement, comme pour dissimuler une certaine gêne.

_ Oui, beaucoup.

Le silence s’abattit sur nous. J’ignorais si je devais poursuivre, ou la laisser parler. Je craignais de faire un faux pas. Jamais elle ne m’avait parlé de Joséphine, sauf pour me dire qu’elle était la mère d’Amélie. Je la contemplais, perdue dans ses songes. J’aurais tant voulu savoir quel souvenir elle parcourait à cet instant. Au bout d’un moment, je choisis de lui rappeler ma présence, en douceur.

Je me levai du fauteuil et contournai la table basse. Lorsque je m’installai à ses côtés, elle n’avait pas bronché, le regard perdu au loin, les jambes sagement croisées, les mains coincées entre ses cuisses.

J’écartai une mèche rebelle de son visage doucement, mais elle ne réagit toujours pas.

_ Décris-la moi s’il-te-plait, murmurai-je à nouveau.

Elle prit une grande inspiration.

_ Elle ressemblait à mon père, enfin d’après les photos, parce que mes souvenirs de lui sont flous. Inutile de te dire qu’elle était plus grande que moi vu ma taille. Elle avait le visage un peu allongé, et empreint d’une grande douceur. Elle était brune elle aussi, mais moins que moi. Les traits moins anguleux, des yeux verts un peu enfoncés. Une voix profonde, qui résonnait dans toute la maison lorsqu’elle riait. Ce qui nous valait bien des remontrances d’ailleurs.

Un léger sourire parcourut son visage. Je buvais ses paroles.

_ C’était ma meilleure amie, et ma protectrice. Elle ne s’opposait pas à Denise, mais était toujours là pour panser mes plaies. Elle avait un esprit espiègle et retors, qui lui avait permis de trouver tous les stratagèmes pour nous offrir un peu de liberté en secret. Elle avait percé un trou dans le mur qui séparait nos chambres, derrière nos tables de nuit. La nuit, lorsqu’elle m’entendait pleurer, elle se mettait devant ce petit trou et m’appelait. Les portes de nos chambres étaient fermées à clé, nous ne pouvions pas nous retrouver. Elle se mettait alors à me chanter une berceuse pour que je m’endorme. Elle dessinait beaucoup, et avait fait nombre de portraits de moi. J’adorais rester à ses côtés à la regarder faire.

Elle marqua une pause. Je n’aurais jamais cru qu’elle s’ouvrirait ainsi sur sa sœur.

_ A ses dix-sept ans, elle a parlé de Romain à Denise et de son intention de suivre des études d’infirmière. Elle a été expulsée de la maison. J’ai beaucoup pleuré ce jour-là. Je perdais ma plus grande alliée, ma confidente, ma sœur, mon amie. Mais Romain n’était pas un garçon de bonne famille, c’était un vagabond, un ouvrier, un bon-à-rien, un crève-la-faim indigne de l’amour d’une des filles Perrière. Je n’avais plus le droit de la voir et le manoir devint vite beaucoup plus sombre et morbide sans elle. Derrière sa sagesse et son air réservé en public, c’était une vraie chipie, qui avait une véritable joie de vivre. Amélie tient beaucoup d’elle dans son caractère. J’ai continué de la voir en cachette de temps en temps, avec la complicité de la plupart des gens de maison.

Son visage n’arborait aucune expression, ses yeux étaient baissés. Les mots dévalaient de ses lèvres comme le cours d’un ruisseau. Elle prit une nouvelle inspiration, posa son coude sur l’accoudoir, et sa tête sur son poing. Elle joua avec le bas de sa robe.

_ Elle m’a proposé à plusieurs reprises de la rejoindre, mais je ne pouvais pas abandonner mon petit frère, même si son caractère suivait bien trop celui de ma mère à mon goût. Je l’ai vue, un peu jalousement, devenir de plus en plus resplendissante, et heureuse. Elle s’est mariée et ma mère n’a pas été invitée. Moi si, en tant que témoin. J’ai été obligée de fuguer pour m’y rendre, et ma mère ne pouvait pas faire d’esclandre en pleine cérémonie. Elle n’a pas pu faire autrement que d’attendre que je sorte seule de la salle à deux heures du matin pour que le chauffeur me prenne. Jo m’a supplié de ne pas rentrer, mais je ne pouvais pas fuir comme ça…

Elle marqua à nouveau une pause, reprenant un peu sa respiration. Elle semblait perdu dans un passé lointain, un passé qu’elle ne s’était pas remémorée depuis plusieurs années.

_ Je l’ai laissée en larmes sur le perron, dans sa belle robe blanche qui n’avait même pas la valeur de mon manteau Chanel que je détestais. Et au fond de moi, je souhaitais aussi porter une robe de mauvaise qualité à mon futur mariage.

Je me penchai pour à nouveau saisir les cigarettes et lui en tendit une, qu’elle accepta. Nous fumions beaucoup trop, mais l’une comme l’autre avions besoin de… comment avait-elle dit ?... « d’un déstressant et d’une certaine contenance. »

Elle me remercia d’une petite voix et alluma son « déstressant ». Le silence se prolongea quelques instants jusqu’à ce que sa voix s’élève à nouveau, plus froide, plus cinglante.

_ Amélie est née un an après, Jo a eu son accident quatre ans plus tard et tu connais la suite.

Le ton était sans réplique : l’histoire s’arrêterait là. Mais le changement radical me frappa et m’interrogeait trop pour que je reste coite. N’étais-je pas là pour la bousculer après tout ?

_ La naissance d’Amélie n’était pas une bonne nouvelle ? demandais-je doucement.

_ Si, mais ce n’est malheureusement pas un bon souvenir.

Sa réponse signifiait clairement que je n’en tirerais pas plus d’elle. Pour l’instant… Je restai donc silencieuse. Morgane regardait lentement s’évader les volutes de fumée. Je sentais l’atmosphère se rafraichir, sa personnalité se refermer. Et j’ignorais que dire pour stopper le processus.

_ Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ? m’interrogea-t-elle abruptement.

_ Je te le dirai seulement quand j’aurais entendu cette histoire de ta propre voix.

_ Que veux-tu savoir de plus ? Tu sais probablement tout ce qu’il y a à savoir.

Je poussai un profond soupir. Je ne savais pas ce qu’il s’était passé le jour de la naissance d’Amélie, mais ce simple souvenir avait suffi à ce qu’elle se sente menacée. Je posai ma main sur ses genoux, la caressant avec mon pouce.

_ Morgane, s’il-te-plaît, ne te referme pas à nouveau.

Elle se frotta le visage lentement, inspirant un grand coup.

_ J’essaye Julia, je te jure que j’essaye mais… mais j’ai… j’ai peur je crois.

Un sentiment… l’expression d’une émotion chez elle, enfin… Une brèche s’était réellement ouverte.

Je devais pousser mon avantage, en douceur.

_ Je voudrais voir le manoir Perrière, fis-je subitement.

Elle se tourna vers moi, une légère surprise sur le visage.

_ Pardon ?

Motivée, sentant sans explication qu’il fallait que l’on se rende là-bas, je me levais.

_ Je veux que tu me montres où tu as grandi, dans quel univers. Montre-moi les lieux importants de ton enfance. Tu as toujours vécu ici, et je n’ai jamais vu ni ta maison, ni ton école. Je veux les voir.

Elle demeura assise, stupéfaite, les yeux braqués sur moi.

_ Mais Julia, ma mère y vit toujours dans ce manoir, on ne peut pas y entrer. Je n’ai même plus les clés depuis bien longtemps maintenant.

_ Qu’importe, nous resterons devant. Au moins je verrai l’extérieur de la demeure. Allez, lèves-toi ! Prendre l’air nous fera le plus grand bien.

Sans plus la regarder, je me saisis de nos blousons, lui lançai le sien, m’emparai des clés et sortis. Il n’y avait rien de plus à dire. Inutile de lui demander si elle le voulait, elle aurait refusé. Mais nous devions nous rendre là-bas. Elle devait se retrouver dans cet environnement pour s’en libérer, j’en étais soudainement convaincue.

J’attendis sur le seuil jusqu’à ce qu’elle sorte sans un mot. Elle enfila son blouson tandis que je fermais la porte, et elle me suivit sans broncher jusqu’à la voiture. D’un pas décidé, je contournai le véhicule en lui lançant les clés, qu’elle rattrapa de justesse.

_ Tu conduis, je ne sais pas où c’est.

_ Mais… c’est ta voiture, t’as jamais voulu que je la conduise.

_ Parait qu’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis.

Et je m’engouffrai, sans lui laisser le choix. Je menai la danse, et elle était tellement déstabilisée après les évènements de la veille qu’elle ne pouvait rien faire d’autre que suivre. Elle s’installa sur le siège conducteur, ajusta les différents éléments, et finit par soupirer un grand coup, les deux mains sur le volant.

_ Si tu allumes le contact, on avancera plus vite, lançai-je, railleuse.

Elle tourna son visage vers moi, non sans une ombre de sourire.

_ Je suis au courant, merci. Ce que j’ignore par contre, c’est ce que tu cherches Julia.

Je haussai les épaules. A vrai dire, je ne le savais pas exactement moi-même. Je sentais juste que le dénouement se déroulerait dans l’un de ces lieux. Non seulement je devais lui montrer mon véritable intérêt pour son histoire malgré ce que j’en savais déjà, mais en plus je sentais intuitivement que notre maison était un lieu trop sacré pour elle. Elle représentait notre avenir, et elle ne pouvait l’entacher de son passé.

Car c’était notre maison, et non plus la mienne uniquement.

_ Je ne sais pas trop Morgane. Je crois que je ne cherche rien, tout simplement. Je souhaite juste voir les lieux où tu as évolué. Où tout a commencé. Voir là où la femme que j’aime s’est en partie construite.

_ Ou détruite, ça dépend des points de vue.

Elle soupira à nouveau. Je tenais les rênes, elle le savait, mais se laissait faire. Ce qui en soit relevait du miracle. Peut-être sentait-elle également qu’elle devait se rendre dans ces endroits clés pour s’en libérer. La boucle serait bouclée.

_ Où veux-tu aller pour commencer ? interrogea-t-elle.

Je posai délicatement ma main sur sa cuisse, créant un frémissement que je ne pouvais pas ignorer.

_ Je te laisse me guider, mon amour. C’est ton histoire.

_ Mon histoire…

Elle se tut un instant, plongée dans ses pensées. La crainte d’un refus de sa part m’obscurcit un moment l’esprit. Ce fut avec soulagement que je la vis tourner la clé et que j’entendis le moteur vibrer sous mes pieds.

Le trajet se déroula en silence. Ma main demeurait sur sa cuisse, la caressant lentement du pouce. Pour sa part, elle gardait les yeux fixés sur la route, tenant le volant d’une main, le poing de l’autre retenant sa tête. Je me détournai et observai le paysage, les immeubles qui défilaient sous mes yeux vers des quartiers de la ville que je ne connaissais pas. Au bout d’un quart d’heure, je ne parvenais plus à me repérer. Je savais uniquement que nous étions dans les quartiers ouest, ceux où résidaient la majorité des ouvriers, employés sans qualification, chômeurs et familles monoparentales. Les infrastructures étaient pauvres et les immeubles nombreux. Ce n’était pas sale, ce n’était pas plein de graffitis. C’était juste… une zone sensible de province, nettoyée par les bons soins du Plan de Rénovation Urbain.

Ce qui signifie mettre des plaques isolantes bariolées sur les vieux immeubles, installer des fenêtres PVC, raser certains bâtiments et encercler les autres barres en U de jolies barrières et de superbes portails électriques pour leur donner un cachet de résidence privée. Planter plein de pelouse où les enfants n’ont pas le droit de courir, et enfermer les terrains de baskets derrière des grilles épaisses. Raser les vieux supermarchés où les antennes discount profitaient du loyer modéré, et construire un grand bâtiment plein de bureaux avec un loyer plus si modéré pour le supermarché.

En résumé, enclaver encore plus les immeubles derrière des grilles, histoire que les gens défavorisés sentent encore plus qu’ils n’appartiennent pas au reste du monde. Rafistoler les façades sans se préoccuper des cages d’escalier des années 70, des tapisseries délavées, des systèmes électriques obsolètes. Enfermer les enfants derrière des grillages, et pousser les grandes marques de supermarchés à s’installer là avec leurs prix exorbitants. Comme ça, les familles sans revenus et sans voiture, auront un pôle alimentaire dans leur budget encore plus faramineux. Avec un peu de chance, ils ne pourront plus payer le loyer, seront expulsés, et la classe moyenne pourra s’installer dans leur logement. En l’honneur de la mixité sociale.

Cachons la misère, et réduisons le niveau de vie, tant que de l’extérieur, ça fasse plus joli. Merci la politique de la ville. Pourquoi se plaindre ? Ça crée de l’emploi dans le BTP… Et l'intention était louable... l'intention...

Je m’étonnais que Morgane m’emmène dans ces quartiers. Issue de la famille Perrière, jamais elle n’aurait eu à les fréquenter. N’était-elle pas sensée m’emmener dans les lieux importants de son histoire ? Je tournai un regard interrogatif vers elle, et la vit toujours plongée dans ses pensées. Malgré les questions multiples qui fourmillaient dans ma tête, je me tus et attendis qu’elle se gare au pied d’un des nombreux parkings, face à une barre qui ne se différenciait en rien des autres. Après un instant de silence, sa voix, douce et pensive, s’éleva gracieusement dans l’habitacle.

_ Dans cet immeuble, là, il y avait l’appartement de Jo. C’est là qu’elle s’était installée pour former sa petite famille avec Romain. Rien n’a été rénové là-dedans depuis la construction. C’est étrangement agencé avec une espèce de salon séparé par un encadrement. Si le bailleur met une porte, c’est un T4, s’il n’y en a pas, c’est un T3bis. Incompréhensible… Les tapisseries sont laides, les étages sont mal isolés. A midi, les odeurs de nourriture se mélangent dans la cage d’escalier, entre la grand-mère kosovare du troisième, la mère turque du premier, et la famille africaine du cinquième. Un véritable tour du monde culinaire. Le soir, on entend les enfants du dessus courir, impossible de regarder la télé. Les voisins de droite s’engueulent et tu peux dire adieu au Dies Irae du Requiem de Mozart. Même Ramstein ne pourrait atténuer les éclats de voix, à moins d’emmerder les familles de gauche, d’en dessus et d’en dessous.

Elle se réinstalla confortablement dans le siège en soupirant. Je la laissais suivre le cheminement de ses pensées sans mot dire, buvant ses paroles.

_ Pourtant, cet appartement sordide dans cet immeuble délabré a fait le bonheur de ma sœur. Jamais ma mère n’aurait eu l’idée de venir se salir dans ce quartier miteux. Elle était dans sa bulle. Elle disait que c’était « sa bulle de misère, mais au moins la majorité des gens sont vrais ». Peut-être avait-elle raison, peut-être pas. La petite vieille du rez-de-chaussée était complètement psychotique, elle a même cassé toutes ses vitres une fois parce que la chaudière de l’immeuble faisait trop de bruit. Mais loin des fanfreluches et des soirées dorées des Rallyes, Jo y a été heureuse…

_ Tu as l’air d’être venue souvent la voir ici… murmurai-je.

Morgane laissa échapper une sorte de ricanement triste.

_ Oh non, loin de là. J’ai pu m’y évader à deux ou trois reprises au maximum. Tout ce que je te raconte, Jo me l’a raconté au téléphone. Et je l’ai constaté par moi-même un peu plus tard.

D’un mouvement de tête, elle me désigna un petit bâtiment presque digne d’un préfabriqué perdu au milieu des immeubles. Il avait l’air bien miteux, et presque en danger entouré de ces grands prédateurs de béton.

_ C’est là que j’ai décroché mon premier boulot, pour le conseil général. Le centre était ici à l’époque, depuis il a déménagé, heureusement. Les odeurs dans l’escalier et l’insonorisation, j’ai largement eu le temps de les apprécier par moi-même en quelques mois. Cela dit, c’est très pratique d’entendre tout ce qui se passe chez le voisin pour faire des informations préoccupantes.

Elle redémarra la voiture et sortit des barres d’immeuble. Je demeurai coite. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle commence par me montrer l’appartement de Jo en premier. Je ne le lui avais même pas demandé. Si elle prenait réellement l’initiative des visites, alors le résultat ne pourrait qu’en être positif.

Nous roulâmes pendant une bonne demi-heure, traversant entièrement la ville vers son opposé, les quartiers riches de l’est. Plus nous avancions et plus les terrains étaient dégagés, la nature plus présente bien qu’étriquée dans des coupes carrées, ovales et autres formes géométriques. Les tenues des passants étaient plus resplendissantes, leur port plus droit. Je commençais à m’ébahir progressivement face à l’immensité des demeures et des jardins. Plus nous nous enfoncions dans le quartier et plus j’apercevais de piscines et de terrains de tennis privés. Les pelouses étaient coupées au millimètre près.

Le contraste avec notre précédente visite était déboussolant. C’était peut-être fou, mais je préférais d’ores et déjà l’ambiance des quartiers ouest.

Morgane s’arrêta devant une grande salle de spectacle à côté d’un homme grassouillet recouvert de peinture dorée qui saluait sévèrement la foule tandis que les fusils l’entourant crachaient des gerbes d’eau dans un bassin en pierre. J’ignorais qui elle représentait, mais je détestais cette fontaine. La salle en elle-même ressemblait d’avantage à une grande maison seigneuriale qu’à une salle de spectacle. Le crépit blanc et rose luisait de propreté et le toit avait dû être installé la veille au vu des ardoises d’allure neuve qui le recouvrait. La seule chose qui indiquait clairement que c’était une salle de spectacle, pardon, une salle de bal, était l’enseigne lumineuse qui le recouvrait.

_ Voici la salle Georges Landreau. Le charmant Monsieur avec ses fusils là devant. C’est dans cette salle que se déroulent tous les rallyes de la ville, sauf ceux organisés à domicile. Tu sais ce qu’est un Rallye ?

_ Un bal pour jeunes riches ?

Elle esquissa un petit sourire.

_ On peut dire ça comme ça. Mais il a une fonction bien particulière. Les Rallyes sont intégralement gérés par les femmes mondaines. Le but étant que leurs enfants se rencontrent, et créent leur cercle d’amis entre eux. C’est également le panel de futur mari qu’on nous offre. Pas le droit de chercher ailleurs, et surtout tu as intérêt à prendre celui que ta mère veut, de toute façon tu n’auras pas le choix. L’après-midi est destiné à des cours de danse, et le soir, arrivé à quinze ans pour les filles, dix-sept ans pour les garçons, tu peux aller au bal. Y aller nécessite de faire partie de la haute bourgeoisie ou d’avoir une ascendance prouvée de la noblesse de l’époque de notre bon roi Louis XVI le serrurier.  La robe de cocktail est obligatoire, et le mieux est de la faire faire sur mesure et de ne jamais porter la même, afin d’ébahir tout le monde et d’étaler sa richesse sur tous les toits. C’est ainsi qu’on évalue ta position sociale et l’intérêt d’un mariage avec ta lignée. Y compris si l’union a déjà été arrangée bien à l’avance, tant qu’elle n’est pas scellée aux dix-huit ans de l’héritière, tout peut arriver.

Elle redémarra le véhicule sans plus attendre.

_ Pour ma part, j’y ai passé les soirées les plus glauques et les plus sordides de ma vie.

Tandis qu’elle manœuvrait, je ne pus m’empêcher de lui poser les questions qui me taraudaient l’esprit.

_ Tu y es allée souvent ?

_ J’ai commencé les cours de danse à mes treize ans et j’ai assisté aux Rallyes un soir par mois de mes quinze à mes dix-huit ans. Soit trente-six bals en tout.

_ Etais-tu promise à un de ces beaux jeunes gens ?

Elle arrêta le véhicule à nouveau, ce qui me surprit. Avais-je touché à une corde sensible dans ma grande maladresse ? Après un instant de silence, elle inspira un grand coup avant de prendre la parole d’une voix sourde.

_ Ma mère avait plus ou moins convenu que je serais mariée avec l’unique fils de la famille Du Plessis, Arthur, qui avait trois ans de plus que moi. Il devait être l’époux de Jo avant qu’elle ne s’enfuit avec Romain. Résultat j’en avais hérité. Je l’ai donc rencontré à mon premier bal.

Elle émit un petit ricanement étrange.

_ C’était un grand blond, surfeur. Il était le point de mire de toutes les jeunes filles. Beau garçon, il le savait, et il ne s’était pas dérangé pour en profiter. Selon la rumeur, il avait dépucelé la moitié des filles des Rallyes de la région. Contrairement à ce que nos mères pouvaient imaginer, les groupes qui se créaient en Rallye dérapaient rapidement dans les comportements des plus dangereux et irrespectueux. Il faisait partie de ceux-là, en était même le meneur. Alcool, drogue, sexe… J’étais effrayée à l’idée de devoir me marier à ce garçon seulement trois ans plus tard. Surtout après ce qu’il m’avait murmuré à l’oreille ce soir-là…

Elle fit à nouveau une pause et je vis ses mains resserrer leur étreinte sur le volant.

_ Je m’en souviendrais toujours… « Ma chère fiancée, épiles-toi bien le mois prochain, je compte bien tester la marchandise avant de te trainer toute ma vie. J’espère que le menu a l’air aussi délicieux qu’il en a l’air sous cet air de fille à maman. »

Elle coupa le contact et retira les clés de la serrure. Je me surpris de ce geste, indiquant qu’elle était prête à discuter ici un certain temps, alors qu’elle était auparavant sur le point de partir. Elle inspira alors profondément et reprit, la mine grimaçant un profond dégoût :

_ Il a rajouté dans un petit rire : « les règles ne seront pas une excuse, j’obtiens toujours ce que je veux, et tu aimeras ça ». Pour mon plus grand soulagement, ce requin est mort avant le bal suivant dans un accident avec sa 125.

Le silence s’installa dans la voiture. Je me sentais mal à l’aise. Un requin avait-elle dit ? Ce milieu entier n’était fait que de piranhas… Comment pouvait s’en sortir une jeune fille de quinze ans ? D’un côté profondément égoïste et horrible, je comprenais que Morgane se soit sentie soulagé de la mort de celui qui lui était promis.

_ Donc, par la suite, tu n’avais plus de prétendant…

Elle baissa la tête, regardant ses doigts fins jouer avec les clés de la voiture.

_ Non, et c’est là que c’est devenu encore plus sordide d’y aller.

_ Tu étais un bon parti ? interrogeais-je.

Elle eut un vague sourire.

_ L’un des meilleurs de la ville Julia, malgré les rumeurs sur moi concernant mon comportement impossible avec ma mère. D’ailleurs, je n’en attirais que plus les différents tarés que cette prison dorée avait engendrés. L’une des héritières les plus riches de la région, la seule à marier de la lignée au vu du désaveu de Jo, qui en plus était rebelle… Un challenge pour les parents que je choisisse leur fils, un challenge pour ces jeunes gens désœuvrés que de me mater… C’est devenu un cauchemar. Les préparations interminables, les séances d’essayage de la robe du mois toutes les semaines… Au vu de ma position particulière, ma mère avait engagé une professionnelle de « la séduction bienséante ». Je passais des heures à devoir apprendre comment attirer tous ces prétendants dans mes filets, attiser leur désir et pourtant demeurer inaccessible… Et tous ces jeunes hommes aux hormones folles et si imbus de leurs positions qui venaient faire la ronde devant moi, sûrs de leur potentiel de séduction, sûrs de me voir tomber dans leur bras. Les paris étaient lancés dans la gente masculine, je n’étais plus qu’un gain de loterie, une convoitise, une confiserie posée sur un piédestal soirs après soirs, que tous voulaient mordre.

Je voyais la colère se peindre sur chacun de ses traits en évoquant ces soirées de bal pleines de paillettes où elle n’était plus qu’un objet de désir sexuel pour tous ces jeunes mâles en rut. Je déglutis, mal à l’aise.

_ Je me servais habilement de tous les cours prodigués en matière de « séduction bienséante » pour les tenir à distance, tout en obéissant aux ordres de ma mère de ne pas les rejeter pleinement. Du haut de mes quinze petites années, je savais pertinemment que ce n’était pas l’enjeu du mariage et du prestige qui en serait lié qui attisait les garçons, contrairement à leurs parents… Non, tout ce qu’ils voulaient, c’était me baiser, pouvoir hurler sur les toits qu’ils avaient dépucelé la fille Perrière avant sa majorité, qu’ils avaient domptés cette tigresse richissime, dévalorisant l’heureux élu au mariage par la suite, souillant mon image. Les tentatives de viol n’ont pas été exclues des parades possibles, et je me suis souvent retrouvée en position délicate, bien qu’étant toujours parvenue à m’en tirer. Je ne pouvais attendre aucun soutien de la part des filles, qui me haïssaient d’assombrir leur potentiel, de détourner leurs prétendants et de les exciter. Bien des rumeurs ont circulés sur le nombre de corps qui m’étaient passés dessus, et il a vite été acquis que je n’étais certainement plus vierge. Aux yeux de tous, je n’étais plus qu’une pute, une pute richissime, une pute convoitée, une pute dont il fallait mériter les faveurs, mais une pute quand même. Selon eux, j’en connaissais un rayon et j’étais un passage obligé pour éduquer sexuellement ces jeunes hommes ignorants. Il semblerait même que j’ai eu des tendances SM assez prononcées…

Mon cœur battait dans mes tempes. Pourquoi avais-je une imagination si développée, si prompte à créer ces scènes dans ma tête ? Je la voyais, presque comme si j’y avais été, dans sa grande robe de bal bleue qui rehaussait le ton de ses iris, magnifique, irradiant de sa froide attirance, dégageant une allée devant elle dans la foule par sa simple aura. Je voyais les regards vibrants d’envie, imaginant presque les pantalons étriqués par les images que se construisaient ces jeunes gens à sa simple entrée dans l’arène. Je réprimais un frisson dégouté, craignant qu’elle n’interrompe le fil de ses souvenirs au vu de ma réaction. Je me forçais même à poser une question, bien que n’ayant pas vraiment envie de connaître la réponse.

_ Est-ce qu’un seul de ces prétendants est réellement parvenu à te toucher ? As-tu finie par être fiancée ?

Sa posture se détendit légèrement, et son regard devint plus profond

_ Après un an dans cette situation, je me décidai à me choisir un protecteur, même si je devais échanger des faveurs sexuelles avec lui. Je n’en pouvais plus de cette situation, et le seul moyen à ma disposition était de me trouver un jeune homme respecté par son statut ou par sa stature qui devienne officiellement mon fiancé afin de tous les tenir à distance. J’en étais, à ce moment, parvenue à ma troisième tentative de viol, et je craignais le jour où il serait plus fort, où ils seraient plusieurs, et que je ne pourrais pas les repousser. Plus le temps avançait, et plus je me sentais en danger. Mon frère était trop jeune pour être convié au bal, ne pouvant donc devenir mon garde du corps. Je remarquai alors un garçon, grand et musclé, qui se tenait toujours en retrait, mais qui était présent tous les soirs. Je savais qui il était, fils cadet d’un grand du pétrole, il était éclipsé par ses frères, étant un peu moins beau, étant le plus jeune. Sa situation en faisait tout de même un parti acceptable pour ma mère, après un peu de travail, et le fait qu’il n’ait jamais cherché à m’approcher le rendait digne d’intérêt.

Un vague sourire se peignit sur son visage au souvenir de ce jeune garçon. Etait-il son premier amant ?  Je n’avais que moyennement envie de le savoir… Mais je ne devais surtout pas l’interrompre, malgré la gêne que cela pouvait occasionner chez moi.

_ Il s’appelait Jérémy, et il est devenu mon meilleur ami. La première approche a été compliquée, mais un accord tacite a fini par nous lier, assez rapidement. Bien qu’il ne me l’ait jamais ouvertement dit, Jérémy était homosexuel. J’occultais plus ou moins cet aspect, j’ai tenté de me persuader pendant longtemps que ce n’était qu’une fausse idée. Tu connais les préjugés que j’avais sur ce point à notre rencontre. Mais aujourd’hui j’en suis certaine, avec le recul. Il ne m’avait jamais touché, mais aux yeux de tous, il était devenu mon prétendant attitré. Ma mère ne m’a jamais posé aucune question sur lui, mais a acquiescé de loin lorsque je suis rentrée de mon premier Rallye avec lui. L’accord parental et sa stature de rugbyman ont suffi à tenir les autres à distance, malgré leurs regards lubriques délurés. C’est grâce à lui que j’ai survécu à cet enfer, soir après soir…

_ Et qu’est-il devenu aujourd’hui ?

Elle mit quelques temps à répondre. Sa mine s’était attristée, son regard se faisait plus meurtri.

_ Lui qui avait plus ou moins réussi à préserver un peu d’humanité dans ce cirque mondain, il a fini par baisser les bras. Lors de nos derniers bals, il voulait à tout prix que nous couchions ensemble et que nous nous marions réellement. Je l’ai longtemps repoussé, puis j’ai fini par céder à ses avances. Il disait qu’avec moi, il serait sûr de ne pas être jugé, et que par la suite, nous serions protégés d’une union où l’autre ne nous respecterait pas. Que l’on se connaissait suffisamment pour pouvoir gérer les obligations du mariage tout en étant libres de notre vie personnelle. Nous ne l’avons fait qu’une seule fois, ma première fois, notre première fois. Je ne le regrette pas pour ma part. Notre amitié en a fait un moment doux, et non pas une épreuve.

Je déglutis péniblement. Morgane avait choisi l’homme avec qui elle serait dépucelée non pas par amour, mais par protection. Je comprenais ce choix, au vu du milieu dans lequel elle évoluait. Mais mon esprit tordu continuait de m’envoyer des images représentatives d’une Morgane plus jeune, le visage crispé par la douleur d’une première fois, surplombée d’un corps d’homme sans visage, mais qui dégageait une certaine bonté. Je sentais l’empathie que j’avais pour ces deux âmes qui s’étaient livrées l’une à l’autre par obligation sociale, et ça me faisait mal. Tout son récit me faisait mal, mais je le taisais.

Jamais je n’aurais pensé que Morgane puisse se livrer ainsi, soudainement, sans que je n’aie d’autres combats à livrer. J’avais bien conscience que jusqu’ici le sujet de sa mère n’avait pas été abordé, et qu’il était le point crucial de toute sa souffrance. Mais je considérais tout de même ce moment comme privilégié, et des plus importants dans l’avancée de notre relation. J’avais conscience de l’effort qu’effectuait Morgane pour répondre à mes attentes, pour se libérer du joug de son passé, et mon amour pour elle n’en était que renforcé.

_ Mais pour lui, ce fut ingérable, reprit-elle. Je regrette de lui avoir céder, pour lui. Je suis restée sans nouvelle pendant les deux semaines qui suivirent. J’étais très inquiète, jusqu’à cette lettre…

Elle inspira profondément, et je vis une larme dévaler lentement sa joue. Je lui saisis alors rapidement la main, qu’elle serra fortement, s’y raccrochant. Elle reprit son monologue, d’une voix presque murmurée, mais qui ne tremblait pas.

_ Dans cette lettre, il me remerciait, il me disait qu’il m’aimait. Il disait que j’avais été parfaite ce jour-là, que j’avais fait tout ce qu’il pouvait attendre de ma part. Mais il ne pouvait pas le gérer. Il disait qu’il m’avait vue nue, qu’il m’avait pénétré, qu’il m’avait fait mal, qu’il m’avait souillé, et qu’il ne le supportait pas. Que jamais il ne pourrait m’apporter de plaisir et que je méritais de connaitre le véritable amour, pas cette parodie. Il l’avait fait pour répondre aux impératifs d’un monde qu’il détestait et qui le détestait. Qu’il refusait de reposer la main sur moi, si ce n’est d’embrasser mes lèvres, et que s’il ne pouvait le faire avec moi, il ne pourrait jamais y arriver. Que ce milieu l’avait détruit, et qu’il refusait de m’entrainer dans sa chute, moi qui étais si forte, moi qui avais le caractère nécessaire pour m’en défaire. Il disait que j’étais encore pure des saloperies de ce monde… Il disait que lui n’était pas assez fort, et….

Les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Elle lâcha ma main et inséra la clé dans le contact. Son port se raidit, et une forme de froideur envahit brutalement l’habitacle. Mon cœur se serra. Je tentais tout de même une légère approche, espérant qu’elle ne me claquerait pas la porte au nez.

_ Et ? fis-je d’une petite voix.

Elle tourna alors pour la première fois son regard sur moi. Dans ses yeux, ce n’était non plus de l’acier, mais un iceberg. Une glace épaisse et givrante qui brulait d’une colère profonde. Je frissonnai malgré moi. Sa réponse était tranchante et aussi glacée que son regard.

_ Et il a préféré mettre un terme à cette vie où il serait malheureux. Ce monde l’a tué.

Elle se concentra à nouveau sur la route et enclencha brutalement la première, me faisant grimacer.

_ Il m’a supplié de ne pas les laisser faire de même avec moi. Et c’est ce jour-là que j’ai décidé de dire ces quatre vérités à cette garce de génitrice, et que j’ai été mise à la porte.

Elle se tourna à nouveau vers moi, avec un sourire presque dément accroché aux lèvres, les yeux toujours aussi meurtriers.

_ Tu voulais voir le manoir Perrière ? Et bien c’est parti.

Et elle démarra sur les chapeaux de roue, m’obligeant à me raccrocher à la portière.

Terrifiée.

C’est moi, Julia.

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Commentaires
P
Enfin le voile se lève. Mais c'est un accouchement très douloureux que ce passé néfaste pour une personne dite "normale". On peut facilement comprendre ce renfermement pour éviter de souffrir et d'être atteinte par qui que ce soit, c'est une belle protection, mais combien néfaste pour sa vie de couple. <br /> <br /> <br /> <br /> Claire, tu as écrit un chef d'œuvre. Tout y est décrit avec précision, on ressent toutes les émotions en te lisant. C'est superbement bien écrit. Mille mercis et surtout un énorme bravo.<br /> <br /> <br /> <br /> Bisous de tatie Pavane ;)
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C
J'adore le fait qu'elle lui parle enfin!!! <br /> <br /> Qu'elle lui raconte ce qui est à l'origine de cette carapace de glace qui c'est insinuée entre elles mais qui lui a surtout permis de ne pas devenir folle dans son monde de fou...<br /> <br /> J'ai hâte de lire la suite comme à chaque fois que je finis un chapitre de cette magnifique histoire. <br /> <br /> Merci encore
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C
Merci pour ce chapitre ! vivement la suite et toujours une agréable plume à lire :)
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J
oh... fatche de tchitchoune.... tu vas me tuer... c'est ignoble comment tu clos ce chapitre... ça va être un calvaire jusque mardi... <br /> <br /> <br /> <br /> et bravo... je ne laisse généralement pas de coms... mais là... tu as droit au deuxième....<br /> <br /> <br /> <br /> merci pour ce chapitre... mais j'en veux encore!!! et VITE!!! (regard de chat potté pour essayer de t'attendrir...)
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