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Petits écrits de la Main Gauche
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Samedi 18 novembre 2023 :

PUBLICATION DU TOME 1 DE CAUGHT IN THE MIDDLE LE 18 NOVEMBRE 2023
Pour s'y retrouver avant la lecture : Avant-Propos The Legend Of Zelda

- Caught in the Middle (fanfiction du jeu Zelda Breath of the Wild) =>
T2 achevé ; T3 en cours d'écriture.

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16 juin 2015

C'est moi, Julia - Chapitre 33

Morgane était entrée dans une colère noire. Jamais je ne l’avais vue ainsi. Mais j’étais, à ce moment précis, bien trop préoccupée par la route pour m’en soucier. Même si les deux étaient liées.

Je regrettais amèrement d’avoir pris ma voiture. Ma Mini Cooper était un petit bolide puissant, mon petit bijou, et Morgane en testait toutes les limites. Je ne saurai dire si elle conduisait comme une folle insensée ou comme un as du volant. Toujours était-il que je me cramponnais partout où je pouvais, la gorge serrée, paniquée.

_ Morgane, ralentis s’il te plait…

Elle émit un rire dément, grisée par l’adrénaline et la colère qui obscurcissaient son jugement.

_ Ne t’inquiètes pas Julia. Tu ne m’as vu qu’au volant de ma petite voiture tranquille, mais comme toute enfant de bonne famille riche, j’ai laissé de belles traces de gomme dans tous les coins de cette ville avec des Mustang ou des Porsch. Cependant, j’aime beaucoup les sensations que procure ta voiture, c’est gentil de me l’avoir prêtée.

Je déglutis péniblement, angoissée.

_ De rien, si ça peut te faire plaisir…

Je réfrénai l’envie terrible de fermer les yeux, sachant que cela ne changerait rien, voir empirerait mon malaise. Il n’y avait pas que sa conduite qui m’effrayait. Morgane était enveloppée d’une aura noire et froide, je sentais que des portes s’étaient ouvertes, des portes depuis longtemps fermées, et que des flots d’émotions contenues depuis des années en jaillissaient. Elle était transformée, mais j’ignorais en quoi… Derrière ces portes, je savais que de grandes souffrances se cachaient, mais là, elle était emplie d’une rage noire. Etait-ce une émotion pure qu’elle avait réfrénée pendant toutes ces années, ou un moyen de contenir encore un peu la souffrance ? Je l’ignorais, et je craignais sa réaction si ma deuxième hypothèse était la bonne.

Sa voix s’éleva soudain dans l’habitacle, sourde et dangereuse, résolue, entre deux coups de klaxon :

_ Tu avais raison depuis le début Julia. Je n’aurai jamais dû mettre en péril notre histoire. Je fais le jeu de ce milieu immonde, je lui prouve qu’il a réussi à m’atteindre. Tout l’inverse de ce que j’ai promis à Jérémy. Il est grand temps de mettre un terme à tout ça, en son honneur. Plus jamais je ne les laisserais toucher à ma vie et m’effrayer.  

Concentrée sur la route, je restai interdite en tentant de comprendre le sens des paroles de Morgane, essayant de ne pas y voir un espoir trop important. Je m’étais fourvoyée : la clé de voute de Morgane n’était pas le manoir Perrière, bien qu’il était tout de même nécessaire d’effectuer le tour de son passé pour la trouver. Cela étant, je devais d’abord comprendre ce qu’elle entendait par « mettre un terme à tout ça » avant de croire à une abdication totale de ma reine.

J’ignorais combien de feux rouges elle avait grillé, de dépassements en plein centre-ville sur la voie d’en face, mais nous arrivâmes en quelques minutes à destination. Elle déboula à quarante kilomètre-heure le long d’un trottoir et freina au frein à main, contrôlant le dérapage de la voiture sans que je comprenne comment. La voiture garée devant s’approchait dangereusement et j’attendais le bruit de tôles froissées de manière inéluctable.  La voiture s’immobilisa et j’ouvris les yeux, surprise de ne pas m’être pris l’airbag en pleine figure. Mon capot était à moins d’un mètre du pare-choc de l’autre véhicule.

Je transpirais d’effroi sous mon blouson. Morgane quant à elle, agissait comme si de rien était. Ce coup-ci, elle me le paiera… Plus tard, mais elle me paiera. Et plus jamais elle n’aura le droit de prendre le volant de ma voiture.

_ Voici donc mon ancienne maison et école, le manoir Perrière, comme tu le désirais, clama-t-elle avant de sortir de l’habitacle.

Je pris peu à peu conscience de l’environnement qui m’entourait. De véritables villas se dressaient partout, entourées de gigantesques jardins, de portails en fer forgé monumentaux. Des fontaines, des allées de fleurs et d’arbustes, menaient aux somptueuses demeures de la fin des années 1800, qui resplendissaient des richesses qu’elles contenaient.

Je sortis lentement du véhicule, m’abreuvant du spectacle de la magnificence du luxe. J’ignorais qu’un tel endroit se trouvait à quelques kilomètres de chez moi. Je rejoignis Morgane qui était adossée au pare choc. Elle observait fixement le manoir en face d’elle, le plus grand du quartier à ce qu’il me paraissait du coin de l’œil. Je sortis une cigarette et en tendit une à Morgane, qui la saisit sans hésiter, avant de suivre la direction de son regard.

J’ouvrais grand les yeux, ébahie. En face, un immense portail dans lequel se détachait un P imposant sur chaque battant, tout en fer forgé, luisait. Je remarquai la caméra suspendue sur le grand pilier de pierre adjacent, et l’interphone à l’entrée. Derrière, une immense allée goudronnée, divisée en deux par un terre-plein de fleurs colorées et resplendissantes. De grands lampadaires s’élevaient pour éclairer la route bordée de grands pins centenaires.

Et l’allée montait montait montait, jusqu’en haut d’une colline où se dressait, fier et à la vue de tous, surplombant la ville, le gigantesque manoir de la famille Perrière.

Il s’agissait probablement de l’une des demeures les plus anciennes de la ville. Le style la datait presque de la Renaissance, dans sa pierre blanche et ses colonnades, pour la néophyte d’architecture que j’étais. Deux fontaines l’entouraient, et je ne parvenais pas à compter le nombre de salles qu’elle pouvait contenir vu la multiplicité de hautes fenêtres qui barraient sa façade étincelante. Le terrain l’entourant, cerclé par un imposant mur de pierre, semblait infini.

La voix glaciale de Morgane s’éleva, récitant une leçon probablement apprise par cœur depuis son plus jeune âge :

_ Ce manoir a vu sa construction commencer en 1788 par la noblesse, à l’aube de la Révolution. Il a été abandonné suite à l’abolition de la monarchie puis achevé par un noble quelconque en 1820, sous le règne de Louis XVIII. Habité par des royalistes de l’époque dont je n’ai jamais su le nom et dont les armoiries ont été effacées, le manoir a été racheté par la famille Perry en 1849, nos aïeux, suite à leur enrichissement dans la construction du chemin de fer transcontinental aux Etats-Unis. Nous étions alors rendus sous la 2ème République. A la restauration de l’empire bonapartiste, nos aïeux ont crus bons de franciser leur nom de famille en Perrière, proclamant ainsi leur attachement à la République Française. Mon ancêtre a, par la suite, été le premier maire de la ville élu par le conseil municipal sous la Troisième République en 1872. Avec la révolution industrielle et les différentes guerres, nos usines spécialisées dans les moyens de locomotion divers et variés, dispersées de par le monde, ont toujours su servir la fortune familial jusqu’alors, malgré les différentes crises économiques. Aujourd’hui, celle-ci est estimée à deux cent cinquante milliards d’euros non investi et sans compter le patrimoine. Avec, la fortune doit approcher le billion, voire le billiard.

Elle tira une grande bouffée sur sa cigarette. Je n’étais pas certaine de moi, mais elle semblait plus sereine, se concentrant sur son récit historique. A l’inverse, je me sentais profondément ridicule de n’avoir jamais connu l’existence d’une famille aussi ancienne et fortunée dans la même ville que moi. Jusqu’à ma rencontre avec Morgane, je n’avais jamais entendu le nom de Perrière, si riche et probablement mondialement connue qu’il soit. Je me sentais inculte, et ridiculement petite.

_ Le terrain, reprit-elle en exhalant la fumée, a une superficie équivalente à vingt-cinq hectares. Il comprend un étang et un bois, où les amis de la famille ont le droit de chasser impunément. Tout au fond du parc, s’élève une petite chapelle qui surplombe la crypte familiale, dernière résidence de mes ancêtres. La demeure en elle-même dénombre cinquante-quatre pièces en comptant les quartiers des gens de maison. En réalité, seules trente-sept étaient réellement utilisées au quotidien lorsque j’y vivais, en ne comptant pas la salle de réception. La majorité des pièces principales est meublée dans le style Louis XVI, et tous les lits sont à baldaquins, la maitresse de maison en fait un point d’honneur. Les murs sont recouverts de tapisseries achetées à prix d’or à l’époque où les musées ne cherchaient pas encore les vestiges de la monarchie absolue. Nous avons même certains meubles et tapisseries qui étaient probablement dans le Petit Trianon de Marie-Antoinette. Les plafonds sont moulés de dorures et les anciennes armoiries nobles ont été effacées et remplacées par celles de notre famille, que tu vois sur le portail : un grand P avec la barre principale en ligne de chemin de fer et la cocarde révolutionnaire dans la boucle. Malgré les sommes considérables qu’elle engloutit, la demeure est très soigneusement entretenue selon les conditions des Monuments de France. Et certains mordus d’histoire peuvent solliciter une visite particulière à prix d’or.

Elle jeta sa cigarette et l’écrasa d’un pied rageur, les sourcils froncés. Moi je continuai à observer la bâtisse, ébahie par tant de splendeur, de vestiges d’un Régime Politique si éloigné de moi, de mœurs, de pratiques, de goûts d’un autre âge, dans lequel avait vécu la femme à mes côtés. Cela me semblait improbable, en réalité, qu’une telle situation privilégiée existe encore en France au XXIème siècle. Morgane me fit alors sursauter en s’exclamant sombrement :

_ Et du haut de cette magnifique bâtisse ancestrale et somptueuse digne des plus grands musées de France, baignant dans un luxe obsolète, indécent et capricieux, règne la grande Denise Perrière, ma garce de mère.

C’était la deuxième fois que Morgane traitait sa mère de garce dans la journée. Jamais jusqu’ici elle n’avait relâché le contrôle de ses émotions au point de l’insulter ouvertement devant moi. Pour ma part, je validais amplement ce genre de déclaration, mais j’étais complètement perdue dans le comportement de ma petite brune. Pleine de rage, je ne parvenais pas à savoir si ce genre de relâchement était une bonne chose ou pas. Je demeurai sur le qui-vive, craignant un retournement de situation désastreux chez elle.

_ J’ignore quelle est sa haute ascendance pour avoir eu le privilège de marier l’unique descendant Perrière, mais elle serait de la lignée de cette folle dingue de Catherine de Médicis que je n’en serai pas surprise.

Je réprimai un éclat de rire. Non seulement j’aimais beaucoup le trait d’esprit reliant sa mère à cette despotique Reine de France, mais sa révélation était pour moi un signal sans appel. Il était temps que je sorte mon joker.

Je sortis mon portable, jetant un œil à Morgane qui continuait de scruter de ses poignards glacés la prestigieuse demeure de son enfance. J’envoyais prestement mon message et attendis impatiemment la réponse. Lorsqu’elle me fut parvenue, mon cœur se mit à battre rapidement dans ma poitrine. Je m’exhortais cependant à préserver mon calme, souhaitant ne pas alerter Morgane, toujours plongée dans les ruminations de son passé.

Je lui saisis doucement la main pour ne pas la brusquer et lui murmurai qu’il était temps de rentrer. Elle acquiesça alors et la voyant se diriger vers la portière conducteur, je l’interrompis :

_ Hum, par contre, si je pouvais reprendre le volant, histoire d’éviter que je vomisse dans ma voiture…

Elle eut un léger sourire à ma réplique mais me tendit les clés à bout de bras. Je la laissai déposer délicatement le trousseau dans ma main. En me croisant, elle m’attrapa le bras et, restant à ma hauteur, me susurra doucement à l’oreille :

_ Tu avais raison Julia. Prendre l’air m’a fait le plus grand bien.

Je lus aisément le message caché dans ces quelques paroles, et lui sourit. En la regardant, je vis que les boucliers glacés qui m’effrayaient tant n’étaient pas revenus, à mon grand soulagement. Cependant, les éclairs meurtriers et les dagues de gel brulant étaient bien ancrés au fond de son regard. Mais je savais qu’ils ne m’étaient pas destinés.

Nous rentrâmes plus calmement, ce qui en soit, n’était pas un exploit. Moi qui me targuais de ma conduite sportive et nerveuse, je tournerai plusieurs fois ma langue dans ma bouche à l’avenir. Elle avait dû bien rire de moi intérieurement dans ces moments, la cachottière.

J’essayais de ne pas traduire mon impatience d’arriver dans ma gestuelle. Le silence qui régnait dans l’habitacle était pour moi des plus pesants, mais je craignais de rompre une quelconque pensée nécessaire dans le cheminement intérieur de Morgane. Il était des plus importants qu’elle suive le tracé de son esprit, de son passé, à sa vitesse, à sa manière, sans que je la brusque… dans mes paroles tout du moins.

Je me garai dans l’allée de notre maison en douceur. J’étais fébrile. Surtout, ne pas regarder la rue. Morgane sortit comme un automate monté sur ressort. Elle ne parlait pas, plongée dans ses pensées, son expression était de marbre, mais la tension présente dans tout son corps était bien palpable, l’enveloppant.

Dans un silence lourd nous commençâmes à gravir les marches du perron, Morgane derrière moi. Mon cœur battait la chamade. Le déroulement des choses m’échappait totalement, et les pensées obscures de ma reine me faisaient douter de mes certitudes. J’ignorais quand et comment cela allait se passer, et je détestais ça.

Je m’arrêtai sur le seuil, cherchant les clés dans mon sac. Morgane était toujours réfugiée dans son silence oppressant tandis qu’elle me rejoignait. Qu’est-ce qui allait se passer entre nous une fois rentrée, je l’ignorais. Je ne savais plus par quel biais prendre les évènements et la discussion.

Un raclement de gorge me fit me retourner, pensant qu’il venait de Morgane. Son expression interrogative me détrompa. Mon cœur s’arrêta alors, comprenant qu’à présent, bon ou mauvais choix, l’histoire était enclenchée, sans retour en arrière possible.

Avant même que ma reine se retourne pour regarder derrière elle, une voix émue s’éleva, pleine d’hésitation.

_ Bonjour Morgane.

Je vis ma petite brune se raidir. Elle plongea son regard dans le mien, les yeux fixes et traversés de ce que je cru être un éclair de panique. Malgré les années, elle avait reconnu le timbre de la voix. Son visage exprimait une myriade d’émotions presque indéfinissable. La stupéfaction était gravée dessus, mais également une forme de peur mélangée à de l’espoir.

_ Julia… murmura-t-elle comme un appel à l’aide, saisissant ma manche.

Je vis son corps commencer à trembler, et elle secoua la tête en me fixant de ses grands yeux bleus perdus. Je portai ma main à sa joue, la caressant avec un sourire rassurant.

_ Vas-y, mon amour.

Elle ferma les yeux, inspirant un grand coup, puisant les forces nécessaires pour affronter ce qui l’attendait. Elle se retourna lentement, comme si elle craignait de briser l’instant si elle allait trop vite, ou de se briser elle-même. Je vis les tremblements de son corps s’accentuer en voyant la personne qui était sur le trottoir.

Elle demeurait silencieuse un moment, tentant d’assimiler cette réalité. Elle laissa échapper un chuchotement à peine perceptible, chevrotant d’incertitude.

_ Marraine…

Elles restèrent un instant à s’observer mutuellement, et je vis nettement une larme couler sur la joue ridée de Lisiane. Les yeux de Morgane étaient humides tandis qu’elle restait clouée au sol, incapable de bouger.

Avec un sourire, je fis signe à Lisiane d’entrer dans le jardin nous rejoindre. Elle s’avança alors, poussant le petit portillon dans un grincement. Son pas était léger, mais hésitant.

J’observai les deux femmes, face à face. Il n’y avait qu’un mètre qui les séparait, mais Lisiane avait laissé le soin de le combler à sa nièce. L’aînée serait son sac à deux mains, comme si le tenir lui assurait que ce n’était pas un rêve. Morgane, quant à elle, tremblait sous les émotions qui l’assaillaient. Elle gardait les yeux fixés sur cette figure de son passé enterré, sans cligner des paupières. Elle avait gardé sa main sur ma manche, serrant le tissu en tremblant, s’y accrochant pour ne pas sombrer.  

_ Tu es magnifique, ma chérie, murmura Lisiane. Encore plus belle que sur la photo que m’a montrée Julia.

Morgane rendit alors les armes. Elle explosa en lourds sanglots, portant sa main à sa bouche, bouleversée. Son autre bras serrait son torse menu, comme pour retenir encore un peu le flot des émotions qui lui transperçaient le cœur. Je me forçais à ne pas bouger, à ne pas l’enlacer. Je devais disparaitre de la scène. Comme je m’y attendais, Lisiane lui ouvrit alors les bras, et Morgane combla le dernier mètre qui les séparaient l’une de l’autre. Elle se jeta au cou de sa tante, la serrant convulsivement dans ses bras, testant sa réalité. Ses sanglots étaient bruyants, et son visage était enfoui dans l’épaule de son aînée. Lisiane fondit également en larmes sous l’assaut du corps de sa nièce prodigue, tandis que je contenais les quelques pleurs qui surgissaient inévitablement devant le tableau qu’elles formaient.

On avait l’air bien toutes les trois à pleurer sur le perron.

Ma reine murmurait sans cesse des phrases inintelligibles pour moi, et Lisiane, malgré ses propres larmes, tentait de l’apaiser. Les sanglots de Morgane commencèrent à se faire plus discrets, et les secousses de son corps bouleversé s’espacèrent. Au bout de quelques instants, j’ouvris la porte de la maison et parvins à faire rentrer les deux éplorées dans le salon, plus intime que la rue. Morgane était juste derrière moi, et alors que je maintenais la porte, je lui saisis délicatement le poignet, l’obligeant à s’arrêter et à me regarder. Je l’observai alors consciencieusement, tentant de lire son état d’esprit. Derrière le brouillard grisâtre de l’émotion, je parvenais encore à voir les dagues acérées de sa rage profonde. Je devais prévenir Lisiane, parce qu’au moment où tout cela allait exploser, la situation risquait d’être délicate. Et il y avait de grands risques qu’elle en soit la cible principale, étant l’icône de son passé. Je resserrai rapidement mon étreinte sur son poignet pour lui manifester mon soutien silencieux, et elle esquissa un sourire en retour avant de s’avancer.

Lisiane vint alors, et elle m’envoya un sourire radieux débordant d’émotions. Elle m’enlaça le cou, chuchota un simple « Bravo et Merci ». Apparemment, j’avais réellement choisi le bon moment pour leurs retrouvailles, de l’avis d’une des protagonistes toujours. Je lui rendis son étreinte et en profita pour l’alerter :

_ Ne me remerciez pas trop vite. Pour l’instant elle est dans une colère noire et vous risquez de devenir sa cible.

Elle tapota doucement mon dos.

_ Je sais, je suis aussi là pour ça, ne t’inquiète pas, fit-elle légèrement avant de se retourner vers sa nièce.

Je haussai les épaules en fermant la porte. Si elle en avait conscience… Cela n’empêchait pas une crainte sourde de m’habiter. Je les laissai s’installer sur le canapé pendant que je mis de l’eau à bouillir. Le temps était grisâtre, humide, bien que nous soyons au printemps. Nous avions toutes besoin de nous réchauffer le cœur et l’esprit.

En attendant, je les observai de la cuisine, accoudée au bar. Morgane se tenait sur le bord de l’assise, les jambes serrées, ses mains triturant le mouchoir avec lequel elle avait essuyé ses pleurs. Quelques mèches, évadées du chignon comme à leur habitude, enveloppaient son visage et cachaient ses yeux, que je devinais aisément rougis.

La voix de Morgane s’élevait alors doucement en un murmure. Elle gardait les yeux fixés sur ses mains, n’osant regarder sa marraine.

_ J’arrive pas à croire que tu es vraiment là, aujourd’hui. J’arrive pas à réaliser… C’est si…

Elle ne termina pas sa phrase, étranglée par l’émotion. J’eus un léger sourire quand Lisiane lui saisit le menton, comme je pouvais le faire, pour forcer Morgane à la regarder.

_ Je suis là, et tu ne te débarrasseras plus de moi maintenant.

Morgane se mit alors à secouer la tête dans tous les sens, échappant à la main de Lisiane, comme pour retrouver ses esprits. Ses yeux se posèrent à nouveau sur ses mains tremblantes.

_ Pourquoi Marraine ?... Pourquoi toutes ces années, pourquoi maintenant, pourquoi aujourd’hui ?

Elle enfouit son visage dans ses mains, les coudes posés sur les genoux.

_ Pourquoi… souffla-t-elle encore dans ses paumes.

_ Ça, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. C’est Julia qui a choisi ce moment.

Morgane releva alors la tête vers moi, et je vis un soupçon de colère et de doutes dans son regard. 

J’intervins alors d’une voix douce, choisissant la tournure de ma non-réponse. Il valait mieux éviter d’entrer dans le fond du sujet dès maintenant, laissant à Morgane la possibilité de se remettre de tous ces bouleversements. Instaurer un climat plus confiant.

_ Tu t’interrogeais sur ton ascendance maternelle. Voilà quelqu’un qui peut te répondre… fis-je en un léger sourire.

Ma petite brune m’observa un instant, puis me lança un regard équivoque. Elle comprit que c’était elle, inconsciemment, qui avait donné le signal. Pour le reste, elle n’était pas dupe, mais acceptait cet instant de repos avec gratitude. Elle esquissa un léger sourire complice à mon encontre, et je sentis mon cœur s’accélérer. C’était la première, la toute première expression naturelle envers moi qu’elle exprimait. Le premier écho de ce qui auparavant faisait notre relation. Notre entente silencieuse, nos sous-entendus que l’autre comprenait sans faillir, nos petits regards complices.

Morgane revenait doucement, mais sûrement, à la maison.

Notre échange fut interrompu par du Lisiane en bonne et due forme, pleine de finesse et de politiquement correct.

_ Avant d’attaquer ce genre de discussion terriblement ennuyante et déprimante, moi je veux savoir quelque chose de bien plus palpitant, Morgane. La dernière fois, tu étais une jeune fille tout ce qu’il y a de plus hétérosexuelle, et maintenant tu es une femme qui s’envoie en l’air avec une autre. Je veux connaitre cette histoire !

_ Lisiane, je vous ai déjà tout raconté en détail, l’interrompis-je dans un sourire, alors que je m’asseyais sur le second canapé, à proximité de Morgane, déposant les trois tasses pleines de liquide brulant sur la table.

_ En détail ??? intervint Morgane, un sourcil levé à mon encontre.

_ Non, elle a omis le plus croustillant, grogna Lisiane. Ta femme est très prude !

_ Et c’est ça que tu veux ??? fit Morgane d’un air ébahi. Après dix ans de silence, la première chose dont on va parler c’est mes histoires de cul ?? La dernière fois qu’on s’est vu j’avais même pas embrassé un garçon, on a jamais abordé de ça !

Lisiane eut un léger sourire espiègle. Je voyais dans le regard de Morgane qu’elle était complètement perdue, ne comprenant pas quel était le but de cette discussion, hormis bafouer notre intimité. Pour ma part, je saisissais très bien la pensée de Lisiane, et admirais secrètement sa capacité à jauger le comportement de Morgane innocemment. En lançant ce sujet, elle avait pu observer comment elle réagissait lorsqu’elle était prise au dépourvu. Et hormis de l’incompréhension et de la pudeur, l’acier froid et tranchant n’était pas revenu.

Morgane était vulnérable, mais il fallait tout de même s’avancer prudemment. Je ne savais pas comment Lisiane allait faire pour clore le sujet et passer à autre chose, maintenant qu’elle avait vu ce qu’elle souhaitait. Mais ce qu’elle dit alors me surpris :

_ Il y a une première à tout ! Et je ne demande pas toutes tes histoires de fesses, juste celle que tu vis actuellement, c’est bien peu de choses non ? Je sais comment le renard a pris le fromage au corbeau, mais selon le renard. Alors je voudrais bien savoir comment le corbeau l’a vécu vois-tu ? Je ne pense pas que des compliments sur ton ramage aient suffit non ?

Je demeurai surprise tandis que Morgane traduisait ma pensée, affichant une certaine méfiance.

_ Pourquoi Marraine ? Quel intérêt que je te raconte ce que Julia t’a déjà expliqué ? Tu n’auras rien de plus intime, c’est notre domaine ça.

Lisiane explosa alors de rire. La pensée qu’elle était peut-être folle, bipolaire ou je ne sais quoi me traversa. Je n’y comprenais rien.

_ Morgane, Morgane, Morgane… Tu n’as pas changé tant que ça, toujours aussi obtuse quand on te bouscule un peu !

Ma reine se rembrunit immédiatement et mon cœur se mit à battre rapidement. Je craignais que Lisiane ne soit en train de commettre une grossière erreur. Bien sûr que si elle avait changé, elle n’était plus une petite fille de treize ans, mais une femme qui était en train de remonter son armure que j’avais mis tant de temps à abaisser. J’étais prête à recadrer Lisiane, quelque peu énervée, mais elle prit la parole avant moi, se penchant vers sa nièce.

_ Dis-moi, petite sotte, qu’est ce qui est le plus intime, le sexe ou les sentiments ? Qu’est ce qui me montre le plus celle que tu es devenue ? Comment tu fricotes ou ce que tu ressens avec la personne lorsque tu fricotes ? Ou devrait-on fusiller notre rencontre avec des questions stupides dont on connait les réponses ? Oui, on se retrouve au bout de dix ans, et je te trouve au bras d’une femme, et si elle n’était pas là, je n’y serais pas non plus.

Elle se réinstalla sur le dossier du canapé, se saisissant de sa tasse de thé.

_ Quel est le nœud de ton histoire, Morgane ? Quand est-ce que tout a chaviré ? Quand tu es partie du manoir ? Quand tu as eu ton diplôme ? Quand tu as eu la garde d’Amélie ? Ou quand Julia a réussi à te mettre dans son lit ? Selon toi, quelle question devrais-je poser pour savoir qui tu es devenue ?

Elle souffla sur sa tasse, innocemment, comme si nos regards ne pesaient pas sur elle. Je jetai un coup d’œil à Morgane. Elle était complètement déstabilisée par les propos de Lisiane, réalisant le fond de vérité qu’ils contenaient, semblait-il.

_ Soit dit en passant, je comprends que tu n’aies pas résisté longtemps. Difficile de refuser de jouer au docteur avec un tel corps à disposition, petite veinarde.

Le regard de Morgane glissa subrepticement sur mes formes. Elle piqua alors un vrai fard, rouge comme une pivoine, ce qui me fit doucement sourire. Sa réaction était la plus naturelle qui l’ait traversé depuis ces dernières quarante-huit heures, la seule marque de désir pur qu’elle avait eu depuis des mois. Elle me donna subrepticement et déraisonnablement l’espoir de recouvrir notre intimité dans moins de temps que je ne l’avais cru. Lisiane but une gorgée de son thé, ne voyant pas ou ignorant intentionnellement la réaction de Morgane.

_ Mmh, il est bon mais il manque quand même un petit remontant là-dedans, murmura-t-elle comme pour elle-même.

J’eu un nouveau sourire en repensant à la spécialité de Lisiane. Il était vrai que son thé était plus… revigorant.

Je commençais à comprendre l’objectif de cette discussion pour elle. Elle utilisait la même méthode qu’avec moi pour mettre Morgane en confiance. Mais pour autant, je ne voyais pas concrètement ce qu’elle cherchait à savoir. Sa nièce avait beau être relativement vulnérable, elle n’était tout de même pas du genre à déballer toute notre histoire sur un plateau. Je savais qu’il y avait des points douloureux, et n’étais pas certaine que les réveiller soit une excellente initiative. De plus, le lien entre son passé et notre histoire demeurait aujourd’hui tenu, à mon sens.

Morgane s’adossa à l’accoudoir du canapé, se rapprochant subrepticement de moi, et établissant une distance méfiante avec sa marraine. Je n’étais vraiment pas certaine que la façon dont Lisiane prenait les choses soit la meilleure. Je lui lançais un regard d’avertissement, qu’elle ignora superbement.

_ Je t’accorde que l’arrivée de Julia dans ma vie a été un bouleversement, reprit posément Morgane, sur la défensive. Mais s’il y a bien une chose qui n’a pas changé, c’est qu’il est rare que je fasse des monologues en racontant ma vie. Alors, que veux-tu savoir précisément ?

_ Tu veux jouer aux questions-réponses comme autrefois ? répondit Lisiane, espiègle.

Morgane eut un sourire sombre.

_ Si c’est le seul moyen de communication pour satisfaire ta curiosité indiscrète…

Lisiane se redressa, et resta un instant à observer sa filleule, une lueur d’amusement dans les yeux. Morgane, quant à elle, la jaugeait comme un adversaire sur un ring. J’avais vraiment l’impression que Lisiane jouait avec le feu, sans s’en rendre compte. De plus, leur jeu de « questions-réponses » me semblait être une très très mauvaise idée. La teneur semblait bien simple, mais je soupçonnais les deux femmes d’y cacher un objectif beaucoup plus profond.

_ Très bien, je commence alors, fit Lisiane. Qu’as-tu ressenti la première fois que tu as vu cette jolie rousse plantureuse dans ta salle d’attente ?

_ Plantureuse ?? m’exclamai-je, un peu outrée.

Le regard que me lança Lisiane m’obligea au silence. Message reçu, je ne devais pas intervenir durant les prochains instants. Mais plantureuse, tout de même. Je n’avais pas des formes si… rebondies. Je fus cependant vite interrompue dans mes pensées par la réponse presque au tac-au-tac de Morgane.

_ Rien, fit-elle un peu froidement. Ce n’était qu’un usager en demande d’aide.

De quoi redorer l’amour-propre n’est-ce pas ? Je sentais que j’allais être ravie d’assister à cette conversation.

_ Pourquoi ne pas avoir cherché à me revoir après le verdict ? interrogea Morgane.

Le fameux questions-réponses sous-entendait des questions de part et d’autre. Fonctionnement enregistré. Je continuai à penser que c’était une très mauvaise idée.

_ Parce que je pensais t’avoir trahie en échouant, et je n’avais pas la force de faire face à ta froideur que je ne pouvais plus endiguer. J’ai été lâche. Quand est-ce que ton regard sur Julia a changé ?

_ Durant l’entretien.

_ Plus précise la réponse.

_ Pendant qu’elle m’expliquait sa situation, j’ai commencé à la trouver belle, et plus nous discutions, plus j’ai apprécié ce qu’elle dégageait. Ses gestes, sa voix. Quand as-tu commencé à avoir des remords de m’avoir abandonnée ?

_ Quelques jours après l’audience. J’ai essayé de reprendre contact mais ta mère a fait barrage. Qu’as-tu ressenti quand elle t’a embrassée pour la première fois ?

Morgane resta silencieuse un instant. Les questions et les réponses volaient dans la pièce, qu’importe les sujets abordés ou les reproches sous-entendus. J’avais l’impression d’assister à un match de tennis. Lisiane reprocha ce silence de suite, indiquant qu’elle n’avait pas le droit de se taire plus d’une minute Je compris alors plus ou moins le but de ce jeu tordu. Répondre au plus vite à toute question, qu’importe le sujet, ne permettant pas à Morgane de se retrancher derrière sa grande capacité à répondre sans répondre.

Je n’étais vraiment pas ravie d’être l’un des sujets abordés par ce biais. Je craignais ce qu’il pouvait ressortir de Morgane me concernant.

C’était une très très mauvaise idée. Et je ne pouvais plus rien faire qu’observer.

Désappointée.

C’est moi, Julia.

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Commentaires
E
J’adore la tante, elle est complètement folle 😂😂
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P
Sacrée partie de ping pong en perspective.... Bcp d'émotions. J'adore.
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V
J'adore cette suite!
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L
Les émotions sont vraiment palpantes et le suspense...wow...j'adore vraiment. C'est une plume d'or que nous tenons.
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C
Encore une suite magnifique!! Merci.<br /> <br /> <br /> <br /> Tout ces sentiments contenus, toute cette colère! Ce mélange entre ce bonheur de se retrouver et ce besoin de savoir... On ressent absolument tout!!<br /> <br /> <br /> <br /> Ton écriture est tellement marquée par l'émotion de tes personnages qu'on fini par vivre aussi intensément qu'elles ce moment charnière de leur relation à toutes les 3. <br /> <br /> J'ai hâte de lire la suite de cette joute verbale qui risque de ne pas tjs être agréable à ma pauvre Lisiane... Expliquer son absence à une Morgane en proie aux doutes et à la colère... J'ai presque envie de lui souhaiter bon courage! <br /> <br /> Si je me souviens bien c'est sur ces mots que c'était fini la publication de ton récit sur docti non? <br /> <br /> Moi qui avait déjà hâte de lire les suites que j'avais déjà lu dans leur version initiale je te laisse imaginer l'impatience que j'ai de lire les prochaines! Même si cela nous rapproche inévitablement de la fin 😢 <br /> <br /> <br /> <br /> Merci à toi de ne pas être une sadique qui nous laisserait sans explication sur le comportement de notre Morgane 😉<br /> <br /> <br /> <br /> Et si je peux faire une tite demande a la vie: " veuillez continuer de permettre à mon auteur préféré d'utiliser sa plume pour ravir mes yeux et mon esprit" <br /> <br /> <br /> <br /> Merci pour ce joli moment
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